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[Article] La hiérarchie est-elle bien naturelle ?

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[Article] La hiérarchie est-elle bien naturelle ?

Messagepar Elodie » Sam 5 Avr 2014 22:39

par Vinciane Despret
dans la revue sciences humaines en ligne.

Encore un texte qui montre ô combien les résultats en éthologies sont à relativiser et pour lesquels il faut se demander à quel point les résultats ne sont pas biaisés par les préjugés et les attentes des chercheurs !!

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Je vous le copie :
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Il y a vingt ans, il allait encore de soi que les loups et les babouins
 vivaient sous la domination du plus fort. 
Aujourd’hui, rien n’est moins sûr, et si les hommes, eux,
 se donnent des chefs, ça n’est pas forcément une loi naturelle.

« Vous devez être le dominant ! Voici l’une des règles de base en matière de dressage canin. (…) Passer devant son chien lorsque l’on quitte une pièce, manger avant lui (…) sont autant de petits trucs qui feront comprendre à votre compagnon que vous êtes le chef de la meute, pas lui (1). »


Voilà les conseils que l’on peut trouver aujourd’hui sur de nombreux sites consacrés à l’éducation des chiens. Et c’est également, à ce qu’en témoignent certaines personnes que j’ai pu interroger à ce sujet, ce que l’on peut s’entendre recommander dans les centres de dressage canin. Cette recommandation fait écho à ce que l’on pourra par ailleurs découvrir sur les sites dédiés aux loups : le terme « meute », clairement, nous y renvoie. Une meute de loups, peut-on y lire, « est souvent constituée d’un couple dominant ayant le rôle de chef de groupe. On les appelle les alphas mâle et femelle. C’est le couple dominant qui prend toutes les décisions pour la survie de la meute, déplacements, chasse, marquage et territoire. Le couple alpha est le seul à se reproduire. Dans la meute, l’ordre hiérarchique est constitué des bêtas, qui arrivent après les alphas. Ils prendront la place du couple alpha en cas de problème pour la meute (mort). Puis viennent les loups omégas (…). L’oméga, de par sa position dans le rang, sera le dernier à manger sur une proie tuée par la meute (2). »


Si cette description correspond assez fidèlement à la manière dont les loups ont été décrits depuis les années 1930, elle ne fait toutefois plus l’accord des scientifiques. À la fin des années 1990, en effet, le spécialiste le plus réputé du loup, David Mech, revient sur cette théorie qu’il avait contribué à populariser, pour la contester : il n’y a, affirme-t-il, pas de réelle hiérarchie chez les loups.


Une idée de la hiérarchie bien tenace


Ce que l’on appelle « meute », le plus souvent, s’avère être une famille, composée de parents et de leurs descendants. Pourquoi les chercheurs ont-ils maintenu cette conception de la meute ? Parce que la plupart des observations avaient lieu en captivité avec des meutes artificiellement composées. D. Mech avait cautionné cette théorie au début de sa carrière, avant de réorienter ses recherches. Il a ensuite pu suivre des loups en liberté pendant treize étés au Canada. Laissés libres de s’organiser, ces animaux ne semblent pas adhérer aux théories fondées sur les observations en captivité. Les fameuses inégalités qui alimentaient l’hypothèse du couple dominant sont celles que l’on peut s’attendre à trouver dans une famille dont les parents éduquent les plus jeunes.


Toutefois, la description d’une meute inflexiblement réglée par la hiérarchie continue de s’imposer dans de très nombreux écrits et sur les sites Internet. On la retrouve aussi dans les manuels de dressage pour chiens.


Je ne crois pas qu’il faille résumer les motifs de son maintien à un simple retard épistémologique. Si ces notions de dominance et de hiérarchie continuent de guider les descriptions, c’est sans doute parce qu’elles s’alignent de manière privilégiée sur des modes de pensée qui guident nos conceptions de la nature. Leur omniprésence en témoigne. Elles ne se sont pas limitées à réguler et à prescrire nos comportements avec les chiens, ou à décrire l’organisation de nombreuses espèces sociales ; elles ont en outre été largement utilisées pour justifier et naturaliser les formes contemporaines de hiérarchie des sociétés humaines : l’observation des descendants des ancêtres de nos ancêtres, et plus particulièrement des babouins, devait, selon nombre de primatologues, permettre de montrer qu’à l’état de nature, c’est bien ainsi que les humains ont été conduits à s’organiser.


Donc, pendant très longtemps, il n’a fait aucun doute que les babouins étaient très rigidement hiérarchisés. Ce modèle était à ce point devenu incontournable qu’il dirigeait, sur chaque terrain, les premières questions de l’enquête : celle-ci se devait de commencer par la découverte de la hiérarchie et l’établissement du rang de chaque individu. La hiérarchie de dominance était d’ailleurs si communément acceptée, remarque non sans humour la primatologue Thelma Rowell, que lorsqu’un chercheur n’arrivait pas à déterminer le rang de chacun, le concept de « dominance latente » venait combler le vide factuel : la dominance devait être si bien installée que l’on ne pouvait plus la percevoir (3). On comprend qu’elle ait pu avoir la vie dure.


Le concept avait pris son origine dans les travaux de l’éthologue norvégien Thorleif Schjelderupp Ebbe, dans la deuxième décennie du XXe siècle. Il avait observé chez la poule domestique l’installation de ce qui prendra le nom de « pecking order » en raison de la forme des interactions. Observer qui donne des coups de bec à qui permettait de décrire une hiérarchie linéaire, relativement simple et stable une fois installée, au sein de laquelle chaque animal prend sa place en fonction des coups donnés et reçus.


La nourriture 
et les femelles


Ce modèle d’organisation fut accueilli avec enthousiasme au tout début des années 1930 par les éthologues et surtout par les primatologues. Ces derniers le redéfinirent en termes de priorité d’accès à ce qui fait l’objet d’une compétition, principalement la nourriture et les femelles. À partir des années 1930, et de manière de plus en plus indiscutable, écrit la philosophe des sciences Donna Haraway, « la dominance allait devenir aux primatologues ce que les liens de parenté sont aux anthropologues : le soubassement le plus mythique, le plus technique et le fondement disciplinaire des outils conceptuels du terrain (4) ». De fait, la lecture des publications scientifiques concernant les babouins confirme cet enthousiasme : jusqu’à la fin des années 1970, presque toutes les descriptions concordent.


La hiérarchie se justifie d’autant mieux qu’elle remplit une double fonction ; d’une part, une fois installée, elle réduit les interactions agressives puisque les animaux, en fonction de leur rang, utiliseront la menace ou l’évitement et la soumission ; d’autre part, la dominance sanctionne un avantage sélectif puisque les mâles les « mieux adaptés » se garderont l’exclusivité de l’accès aux femelles et auront donc plus de descendants. À la suite du pionnier de ces travaux, Solly Zuckerman, les scientifiques les plus influents, comme l’anthropologue Sherwood Washburn ou son élève Irven DeVore, contribueront à rendre la théorie de la dominance populaire à la fois dans le champ de la primatologie et dans les domaines qui s’en inspirent, comme l’anthropologie.


Cet enthousiasme n’est pas étranger au fait qu’une bonne part des recherches visait à chercher les fondements naturels de ce que l’on pensait être « l’organisation naturelle » des humains. La hiérarchie et la dominance, si je peux m’autoriser un raccourci, constituaient en quelque sorte les prémisses d’un « contrat social », qui, parce qu’il se matérialisait dans la nature, ne présentait plus l’aspect contestable d’une fiction.


Des loubards 
chez les babouins ?


Au début des années 1970, quelques voix, principalement celles de femmes primatologues, s’élèvent contre cette conception. Leur méthodologie de terrain les conduit à récolter d’autres observations : elles restent plus longtemps avec les groupes qu’elles étudient, pratiquent l’habituation, reconnaissent chacun des individus qui la composent ; la proximité les autorise en outre à prendre en compte des comportements passés inaperçus. T. Rowell revendique que les babouins qu’elle observe en Ouganda n’exhibent pas cette rigide hiérarchie de dominance. Bien au contraire, à l’agression sont préférées des relations pacifiques d’alliance et de coopération. Aucun mâle ne semble souhaiter clairement dominer les autres. Shirley Strum prolonge et nuance cette critique. Ce n’est pas tant que les babouins ne souhaitent pas dominer, c’est qu’ils ne le peuvent pas. Elle remarque que les mâles les plus agressifs, et classés le plus haut dans la hiérarchie si l’on prend le critère de l’issue des conflits, sont le moins souvent choisis comme compagnons-consorts par les femelles et ont un accès bien moindre aux femelles en œstrus.


En observant qui fait quoi, S. Strum est arrivée à la conclusion que les « dominants » classés selon les interactions antagonistes sont en fait les nouveaux arrivants dans la troupe. Chez ceux qu’elle observe (et c’est le cas de la majorité des babouins), les mâles, à l’adolescence, quittent le groupe natal, et vont s’intégrer dans un autre. Ils passeront ainsi, de groupe en groupe, restant de quelques semaines à quelques mois dans chaque troupe d’accueil. Ce nomadisme les contraint à un travail constant d’intégration. Quand un babouin nouvel arrivant tente de s’installer dans un groupe, il va s’attacher à établir des relations avec les mâles résidents. Or, S. Strum le constate, les plus « agressifs » sont souvent des adolescents « mal dégrossis et ignorants », qui, la plupart du temps, n’aboutissent pas à grand-chose, si ce n’est à effrayer ou à énerver les autres. En dehors de l’agressivité, peu de solutions s’offrent à ces jeunes inexpérimentés. Ils sont craints et donc « dominants », mais ni la crainte ni cette prétendue dominance ne leur donnent réellement accès à ce qu’ils désirent. Les atouts des mâles plus anciens sont la connaissance du réseau, des stratégies et la maîtrise des tactiques indispensables. Comment pourrait-on encore parler de hiérarchie, dans un univers aussi compliqué ? 


De la pertinence 
des sciences naturelles


La critique de S. Strum ne se limite pas à remettre en cause les schèmes qui guident les interprétations et les observations. Elle conteste également le fait même d’attendre des babouins qu’ils puissent constituer un modèle pour les sociétés humaines : « L’observation de la bande de Pumphouse (Kenya) conduit à (cette) conclusion : rien ne prouve que l’agression, la supériorité des mâles et leur mainmise sur le pouvoir politique soient caractéristiques du mode de vie des premiers humains. D’autre part, si l’on croit sincèrement que la société des humains est caractérisée par la loi du plus fort, la supériorité masculine et une hiérarchie stable entre les mâles, alors il faudra bien trouver de nouvelles explications. Nous ne pouvons plus nous contenter de dire qu’“il en va ainsi” de toute société (5). »


Les termes de cette critique montrent les enjeux qui sous-tendent les recherches à propos de la dominance. Ces modèles tiennent en fait, pour une bonne part, à ce que l’on croit être l’organisation « naturelle » des sociétés humaines ; elles en sont en quelque sorte le simple décalque, pour ne pas dire la projection. On se souviendra à cet égard que cette même critique avait été formulée par Karl Marx et Friedrich Engels (6). Le premier, faussement ingénu, s’étonnait de ce que Charles Darwin reconnaissait chez les animaux et les plantes sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, ses ouvertures de nouveaux marchés, ses « inventions » et sa malthusienne « lutte pour la vie » ; le second ajoutera : après que le tour de passe-passe a été réalisé (c’est-à-dire la transposition de la société à la nature), les mêmes explications sont transférées en retour de la nature à la société et on affirme que l’on a prouvé leur validité en tant que lois éternelles de la société humaine.


Ce qu’Engels et Marx constatent à propos des fictions reconstructives des sciences naturelles s’avère plus pertinent encore lorsqu’il s’agit des primates. La primatologie est l’une des sciences les plus connectées aux problèmes vitaux humains : l’amour maternel, l’agression des mâles, le sexe, les classes sociales, la guerre, la paix, les visions de la nature et de la nature humaine (7).


La prospérité de la théorie de la hiérarchie chez les primates non humains et sa persistance sont donc peu étonnantes. D’une part, ce modèle d’organisation a été le candidat idéal pour expliquer l’évolution du comportement social des humains, ce que l’anthropologie avait inscrit dans son cahier des charges. Ensuite, le modèle de la dominance apporte des réponses simples et en apparence convaincantes à la question des mécanismes qui assurent la stabilité sociale. Mais on ne peut s’empêcher de se demander, avec la primatologue T. Rowell, si le succès de cette théorie ne tient pas à l’organisation des chercheurs eux-mêmes, et plus particulièrement des scientifiques mâles pris dans la compétition académique, et dont on remarquera, en passant, qu’ils sont ceux qui ont le plus écrit à ce sujet. Hum…
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