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Récemment surnommée la future « première nation végane », Israël voit une montée sans précédent du véganisme qui, malgré le contexte de conflit prolongé israélo-palestinien, devient peu à peu une nouvelle norme sociale. Les justifications environnementales et médicales de l’alimentation végétalienne sont nombreuses, mais ce sont plutôt les motifs liés à l’éthique et aux droits des animaux qui poussent des dizaines de milliers d’Israéliens à opter pour ce mode de vie. Dans ce pays de la Mer Morte, du soleil et des contradictions, où les guerres se succèdent et se superposent à diverses formes d’oppression, comment expliquer ce phénomène?
Par Anne-Sophie Cardinal
La révolution en chiffres
Faute d’une révolution qui amènerait la paix durable, Israël subit une autre révolution : le changement des habitudes alimentaires sans produits laitiers, œufs ou viande. Bien qu’on manque encore de recul historique, le phénomène ne semble pas être une simple tendance passagère. Selon une étude du journal économique Globes (décembre 2013), la consommation de produits laitiers en Israël est en baisse depuis plusieurs mois. Environ 12 % des Israéliens, soit près de 1 million sur une population de 8,2 millions, déclarent ne pas manger de viande. De plus en plus de restaurants complètement véganes ouvrent un peu partout au pays.
Une des principales figures de ce mouvement est la critique culinaire, chef et blogueuse Ori Shavit. Ayant elle-même changé ses habitudes contre toutes attentes, Ori aide aujourd’hui les restaurants à « véganiser » leurs menus. Lorsque ceux-ci proposent au moins 25 % du menu en plats principaux végétaliens, l’organisme Vegan-Friendly leur accorde le logo « VF » représenté par un radis rose. Dans la foulée, depuis décembre dernier, la chaîne internationale Domino’s Pizza offre sa toute première pizza végane (avec fromage non laitier), maintenant disponible dans les 50 succursales israéliennes, ainsi une première mondiale. La demande grandissante crée l’offre.
Big Brother et culture populaire
Un sondage réalisé à la fin de la série Big Brother indique que 60 % des téléspectateurs « feront ou ont déjà fait un changement d’habitudes alimentaires vers le véganisme ».
Dans bien des sociétés occidentales, le véganisme (refus de manger et d’utiliser des produits animaux) est encore perçu comme une idéologie marginale et un mode de vie déviant. En Israël, on est en train d’assister à sa normalisation.
Ainsi, le 24 août 2013, une première grande manifestation prônant la justice pour les animaux a eu lieu à Tel-Aviv, attirant plus de 5 000 personnes. Initiée par Dr. Assaf Harduf, un expert en droit criminel et un activiste pour un changement de lois concernant les animaux, cette manifestation a reflété un intérêt profond et grandissant au sein de la population israélienne.
Cette semaine, coup d’éclat : la version israélienne de l’émission télé-réalité « Big Brother » (Ach Hagagol, האח הגדול, en hébreu) vient de couronner une végane. Tal Gilboa, activiste connue des organismes de défense des animaux, a participé et remporté l’édition 2014 de l’émission. Dès le début, Tal parlait avec conviction des droits des animaux, distribuant des t-shirts avec des slogans véganes et expliquant le véganisme à ses colocataires dès qu’elle en avait l’occasion, transformant ainsi peu à peu les autres participants.
Avec des cotes d’écoute de 37% des foyers israéliens, les téléspectateurs qui n’étaient pas nécessairement ouverts ou exposés au véganisme ont pu découvrir la question du droit des animaux. Suite à la diffusion des deux premiers épisodes, 1600 personnes se sont inscrites au Défi végane de 22 jours de l’organisme Anonymous, qui mobilise un comité de 50 nutritionnistes, médecins, athlètes, chefs certifiés et véganes de longue date pour encadrer les participants s’intéressant à cette alimentation émergente. Un sondage réalisé à la fin de la série Big Brother indique que 60 % des téléspectateurs « feront ou ont déjà fait un changement d’habitudes alimentaires vers le véganisme ». La gagnante Tal Gilboa donnera les 150 000 $ qu’elle a remportés à un sanctuaire d’animaux qui verra le jour sous peu.
Un changement d’habitudes alimentaires généralisé requiert un certain momentum. Bien qu’il soit difficile de mettre le doigt sur les facteurs précis qui ont mené à la « véganisation » de l’alimentation dans la start-ups nation, Ori Shavit et son partenaire, le philosophe, activiste et blogueur Oren Ben-Yosef, m’ont donné quelques éléments de réponse lorsque je les rencontrés à Tel-Aviv dans le célèbre restaurant végane Nanuchka.
« Le fait qu’Israël soit un pays jeune sans style de cuisine bien établi ou traditionnel – hormis les mets des fêtes juives – fait de nous une nation plus ouverte à l’ajout de nouvelles idées et mets dans notre mélange culinaire éclectique » précise Ori. Il faut ajouter à cela la petite taille du pays et le caractère communautaire de la société : les réseaux sociaux sont tissés serrés et les vagues et nouvelles se propagent rapidement.
"Mets typiques végétaliens de chez Dalia, Kibboutz Amirim". Photo: A.-S. Cardinal
"Mets typiques végétaliens de chez Dalia, Kibboutz Amirim". Photo: A.-S. Cardinal
L’alimentation méditerranéenne a sans doute aussi favorisé le passage à une alimentation sans viande ni produits laitiers. Bien que près de la moitié du pays soit désertique et qu’il y ait un manque d’eau récurrent, Israël connaît une autosuffisance alimentaire à 95 %, en bonne partie grâce aux technologies agricoles. Noix, fruits, légumineuses, olives, fruits, céréales et légumes issus de cultures locales font donc partie de l’assiette quotidienne. D’ailleurs, les falafels, le hummus et la typique « salade israélienne », que l’on trouve à presque tous les coins de rue, sont autant de mets locaux qui sont déjà végétaliens. Bref, les nouveaux véganes ne sont pas trop pris au dépourvu.
D’ailleurs, les falafels, le hummus et la typique « salade israélienne », que l’on trouve à presque tous les coins de rue, sont autant de mets locaux qui sont déjà végétaliens. Bref, les nouveaux véganes ne sont pas trop pris au dépourvu.
Le facteur « conflit »
À l’étranger, Israël évoque souvent les images du conflit israélo-palestinien ou du Mur des Lamentations. Bien sûr, sans une analyse de fond, ce portrait superficiel ne saurait traduire la société fragmentaire, l’effervescence de la culture de contestation et la réalité des diverses facettes de ce pays méditerranéen du Moyen-Orient. Ici plus qu’ailleurs, les choses sont compliquées et il faut noter que le mouvement végane reçoit, par exemple, certaines critiques de la gauche radicale israélienne anti-occupation.
Qu’ils soient juifs, arabes ou chrétiens, les Israéliens se frottent, directement ou indirectement, à la violence et à l’oppression. Est-ce que cette familiarité les rendrait plus réceptifs à l’oppression des animaux? Ou alors, puisque le conflit dure depuis des générations, serait-ce qu’il leur semble moins ardu et exaspérant de militer contre l’injustice faite aux animaux que contre celle faite aux humains?
Ce qui est certain, c’est que le véganisme pénètre toutes les sphères de la société, y compris l’armée. Avec son service obligatoire (de 3 ans pour les garçons et de 2 ans pour les filles), l’armée israélienne a choisi d’accommoder les soldats véganes: ils peuvent ainsi ne pas porter de bottes en cuir, manger végétalien et refuser des produits testés sur les animaux. Une image a même été émise en novembre 2012 par l’armée sur son compte Twitter officiel afin de « célébrer le véganisme au sein des forces ».
Si le foyer de la révolution se trouve principalement à Tel-Aviv, la ville qui ne dort jamais – et qui est plus laïque que sa consœur Jérusalem – elle est en train de gagner le reste du pays. Le terme « véganisme » a même été récemment traduit/inventé en arabe par un citoyen arabe israélien, Sharbel Balloutine.
Cadre juridique lié au droit des animaux
Il faut enfin mentionner que le paysage juridique israélien avait préparé le terrain pour cette « révolution végane ». En effet, la production de foie gras est interdite depuis 2005. Un projet de loi, déposé en mai 2013, vise à interdire son importation et sa vente sur le territoire. Les produits cosmétiques testés sur les animaux, quant à eux, sont prohibés depuis 2007. De même, la fourrure est actuellement sujette à un projet de loi qui interdirait son utilisation pour des fins vestimentaires.
Ori Shavit. Photo : Maya Jolie
Ori Shavit. Photo : Maya Jolie
Rencontrer Ori Shavit à Montréal :
Le 27 septembre, le Festival végane de Montréal accueillera Ori Shavit, qui partagera avec le public québécois son expérience si particulière de végane israélienne. Dans ce pays où les inégalités sociales et les tensions politiques sont bien palpables (la dernière guerre, Bordure protectrice, est à peine terminée), une chose est sûre : le travail acharné de divers groupes de défense des animaux, dont 269Life, l’ouverture aux nouvelles tendances culinaires, la possible hypersensibilité à la souffrance et un secteur agricole local et diversifié font de ce mouvement un mélange unique au monde.