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[Article] David Olivier - le spécisme proprement dit

Vous trouverez dans cette section de la documentation et des débats spécifiquement destinés aux militant-e-s en devenir. L'objectif n'est pas de vous convaincre que l'exploitation des animaux est une mauvaise chose et qu'il faut militer contre, mais de vous aider à réfléchir aux revendications que vous voudriez porter et au type d'actions dans lesquelles vous pourriez vous engager.
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[Article] David Olivier - le spécisme proprement dit

Messagepar Elodie » Mer 28 Jan 2015 22:25

Cet article a été écrit dans le cadre d'une présentation aux Estivales de la question animale 2012, intitulée «Le spécisme absolu». Il est actuellement (fin juillet 2012) en cours d'achèvement.

Lire sur le site de David


Définition

La définition suivante n'a rien d'original, et peut à mon sens être reprise très généralement au sein du mouvement animaliste:

Le spécisme est l'idée selon laquelle l'espèce d'un être constitue en soi un critère éthique valable.

Le spécisme ainsi défini a reçu différents noms[]; je préfère pour ma part parler simplement de «spécisme proprement dit», puisque, même si on est loin à travers cette définition d'épuiser l'ensemble des aspects du phénomène spéciste, ou peut-être devrais-je dire, du phénomène humaniste, je pense que l'on doit retenir qu'une attitude ou position éthique ou politique est ou n'est pas spéciste selon qu'elle contient ou non comme ingrédient ce spécisme «proprement dit». Je parlerai à ce propos souvent aussi simplement de «spécisme», sans précision.

Il est intéressant de distinguer deux «contraires» du spécisme:

Le non-spécisme est le fait de ne pas voir en l'espèce d'un être, prise en soi, un critère éthique valable.

et:

L'antispécisme est le fait de combattre l'idée selon laquelle l'espèce d'un être constitue en soi un critère éthique valable.

En effet, pour erroné qu'il soit, le spécisme n'en est pas moins une thèse éthique. Une personne qui n'aurait pas d'éthique du tout - qui se ficherait du sort des humains comme des autres animaux - serait non spéciste, mais pas antispéciste.

Je vais détailler les termes de la définition ci-dessus du spécisme, pour bien en comprendre le sens et la portée.
«Critère éthique»

La définition parle de critère éthique. Or les conception varient concernant non seulement l'éthique juste, mais aussi le sens même du terme. En bon utilitariste, je pense que l'éthique concerne la détermination de tous nos actes, et qu'elle nous indique en toute circonstance, en principe, quel est l'acte juste. Mais selon d'autres visions, l'éthique concerne encore nos actes, mais en un sens plus restreint; elle indique certains actes à ne pas commettre, parce qu'ils violent les droits des autres, et parfois aussi certains actes obligatoires. D'autres conceptions encore voient l'éthique comme déterminant simplement le statut ontologique des êtres; la notion fondamentale par exemple étant celle de valeur, ou encore de dignité. Il s'agira alors de dire quels êtres sont supérieurs aux autres, ou encore lesquels ont une dignité et lesquels n'en ont pas.

Si on admet que l'éthique concerne l'action, et plus particulièrement la manière dont nous devons nous comporter envers un être, on peut reformuler la définition du spécisme comme suit:

Il n'est pas justifié de traiter différemment deux êtres sans raison valable. Le spécisme consiste à penser qu'une différence d'espèce entre deux êtres constitue, en soi, une raison valable pour les traiter différemment.

Si au contraire on s'attache à une éthique «statut ontologique», on pourra vouloir dire:

Le spécisme consiste à attribuer un statut ontologique (valeur, dignité...) différent aux êtres en fonction du seul critère de leur appartenance d'espèce.

En réalité, les différents points de vue éthiques mentionnés ci-dessus s'entrecroisent souvent; par exemple, on nous dira qu'il est interdit de tuer les humains et eux seuls (action) parce que ceux-ci sont supérieurs aux autres animaux (statut ontologique). Ce qu'il importe de voir ici est que dans tous les cas, l'éthique porte un regard sur des êtres (humains, animaux non humains, plantes, cailloux, entités abstraites comme les nations, etc.); ce regard n'est pas identique pour tous les êtres concernés. Le spécisme est l'idée selon laquelle il est juste de porter un regard différent en fonction du seul critère d'espèce.
«L'espèce»

Les biologistes comptent plusieurs millions d'espèces dans le monde vivant - animal, végétal et autre[]. La distinction principale faite par les spécistes réels n'est cependant pas, par exemple, entre l'éléphant d'Asie et l'éléphant d'Afrique. Elle est entre les êtres humains et l'ensemble du reste du monde animal. Les spécistes, très généralement, estiment que le fait qu'un être appartienne ou non à l'espèce humaine fait en soi une différence éthique dans la manière dont nous devons le traiter, dans les droits qu'il convient de lui reconnaître, dans sa valeur ou sa dignité, etc. Cette différence est pratiquement toujours dans le sens favorable aux humains.

L'espèce est une notion biologique; il n'y a pas - officiellement - d'autre notion d'espèce que celle-là. J'ai critiqué cette notion d'espèce dans mon article «Les espèces non plus n'existent pas»[]. Je vais cependant rester ici en-deçà de cette critique, et admettre comme valable l'espèce, telle que veut la définir la biologie. Grosso modo, selon la biologie, deux êtres sont de même espèce s'ils appartiennent, réellement ou virtuellement, au même «pool» génétique; c'est-à-dire, s'ils sont proches parents ou sont susceptibles d'avoir, directement ou indirectement, une descendance commune. L'espèce humaine est définie comme un certain ensemble d'êtres appartenant à un même pool génétique. Si la biologie classe un humain et un chien dans des espèces différentes, ce n'est pas parce qu'ils diffèrent en intelligence ou en nombre de poils, mais parce qu'ils ne peuvent pas avoir de descendance commune.

Il faut garder à l'esprit que la définition de l'espèce n'est que cela. Elle n'inclut aucune notion particulière de ressemblance. Un chihuahua et un pitbull sont de la même espèce, malgré leur dissemblance; deux souris que rien de visible ne distingue peuvent être d'espèces différentes. C'est que mille sortes de raisons différentes peuvent faire que deux individus sont incapables d'avoir une descendance commune. La notion d'espèce peut avoir un sens au niveau de l'évolution, du devenir des pools génétiques séparés, mais elle est définie par cela, et n'est que cela. Cette limite, cette pauvreté de la notion d'espèce est un point essentiel.
«En soi»

Cette expression représente l'ingrédient-clé de la définition. La notion d'espèce, on l'a vu, n'implique en elle-même aucune différence particulière entre les individus d'espèces différentes. Cependant, elle est souvent de fait corrélée à de telles différences. En particulier, certaines caractéristiques possédées typiquement par les humains sont souvent mises en avant comme exclusivement humaines. Contrairement aux autres animaux, nous dit-on, les humains sont intelligents, possèdent le langage, etc. Cela peut amener à confondre les deux affirmations suivantes:

Les humains, parce qu'ils sont membres de l'espèce humaine, comptent éthiquement plus que les autres animaux.

et:

Les humains, parce qu'ils sont intelligents, ou possèdent un langage, comptent éthiquement plus que les autres animaux.

La première affirmation est spéciste, la deuxième, à proprement parler, ne l'est pas. Elle prend comme critère éthique l'intelligence ou le langage, et non l'espèce.

La différence entre ces deux affirmations peut se voir à travers la question des «cas marginaux», c'est-à-dire justement des individus d'une espèce qui ne possèdent pas certaines caractéristiques considérées comme typiques de l'espèce. Puisqu'on considère comme typique de l'espèce humaine de posséder l'intelligence, un cas marginal en ce sens sera par exemple un nourrisson, ou un humain handicapé mental profond. Une personne qui adhérerait réellement à la seconde des affirmations ci-dessus, mais non à la première - et qui ne serait donc pas spéciste - considérerait qu'un tel handicapé, qui n'est pas plus intelligent, mettons, qu'un cochon typique, peut par exemple être transformé en saucisson. Un spéciste, par contre, aura horreur d'une telle position; «un humain est un humain», dira-t-il. C'est qu'il considère que c'est l'appartenance d'espèce en soi qui doit faire la différence.

Les antispécistes peuvent trouver qu'on ne gagnerait pas grand chose à remplacer le critère d'espèce par un critère comme l'intelligence. Je suis d'accord avec cela; mais c'est parce que nous ne sommes pas que antispécistes. Notre but est un monde meilleur, et pas seulement un monde non spéciste où on transformerait en saucisson les cochons et les humains handicapés mentaux profonds! Il est important de percevoir que l'opposition au spécisme, tout en étant un ingrédient essentiel de la lutte pour un monde meilleur, n'est pas l'alpha et l'oméga d'une telle lutte.

La distinction entre l'espèce et les caractéristiques qui lui sont plus ou moins corrélées importe aussi parce que nécessairement, certaines caractéristiques constituent des critères éthiques tout à fait valables. Ces caractéristiques peuvent par ailleurs être corrélées à l'espèce ou à une autre frontière biologique, ce qui ne veut pas dire que nous acceptons cette frontière comme critère valable en soi. Voici un exemple, avec les critères d'ethnie et de taille. Dans une ville cohabitent des personnes de deux ethnies, les Glop et les Plog. Supposons que l'administration des pompiers ne veuille embaucher que des personnes de petite taille, pour de réelles raisons pratiques (capacité à se faufiler dans les immeubles en feu...). Supposons encore que de fait, tous les Glop soient grands et tous les Plog petits. Il peut alors être tout à fait légitime de n'embaucher que des Plog. Mais ce sera légitime si on le fait parce qu'ils sont petits, mais non si on le fait parce que ce sont des Plog, même si en pratique cela reviendra au même. La différence se verra bien s'il existe des «cas marginaux»: par exemple, d'exceptionnels Glop de petite taille. Si l'administration des pompiers refuse d'embaucher ceux-ci, cela signifiera que son critère d'embauche n'est pas réellement la taille, mais le fait d'être Plog en soi.

On objecte souvent aux antispécistes qu'ils sont «régnistes», leur demandant pourquoi ils se préoccupent des animaux, mais non des plantes. Si les frontières d'espèce n'importent pas, pourquoi importeraient les frontières de règne[]? La réponse est que nous ne prenons pas plus en compte le règne que l'espèce en soi. Si nous estimons, comme beaucoup d'antispécistes, que c'est la sentience qui compte comme critère éthique, alors nous luttons pour les animaux, mais non pour les plantes, parce que nous croyons que les premiers sont sentients, mais non les seconds[]. Et de fait, lorsqu'un animal n'est pas sentient - par exemple, un embryon humain de quelques semaines, ou un humain ou un chat en état de mort cérébrale - nous ne l'estimerons pas plus moralement significatif qu'un brin d'herbe ou un caillou. S.F. Sapontzis a proposé de considérer qu'il y a un sens moral du mot «animal», synonyme d'«être sentient»[]; en ce sens, une fourmi n'est peut-être pas un animal, alors qu'elle appartient, biologiquement, au règne animal. À l'inverse, s'il s'avérait qu'une plante est sentiente - cela me semble peu probable[], mais impossible à exclure a priori - nous la verrions comme moralement signifiante; ce serait alors un animal, au sens moral du terme.

Dans un sens, si nous estimons que les plantes ne sont pas sentientes, nous sommes dans une position analogue à celle de Descartes, qui croyait que les animaux non humains ne pensent pas. La position de Descartes n'était pas à proprement parler spéciste: son critère éthique n'était pas l'espèce en soi, mais la capacité à penser, plus ou moins confondue avec la sentience. Il estimait qu'il y avait coïncidence de fait entre ces deux critères; mais c'était bien le second, et non le premier, qui justifiait, selon lui, le traitement différent à réserver aux humains et aux animaux, par exemple le fait de pouvoir découper vivant, et sans anesthésie, un animal - ses cris ne traduisant aucune souffrance réelle. Lorsque nous découpons les carottes sans porter attention à ses cris(sements), nous ne sommes pas plus régnistes que Descartes n'était spéciste - la différence est simplement que Descartes avait tort quand il estimait que les animaux ne souffrent pas, alors que nous avons, je pense, raison quand nous affirmons que les plantes ne souffrent pas[].
«L'espèce d'un être»

Le spécisme concerne le statut éthique d'un être, c'est-à-dire d'un individu. La question n'est pas celle du statut éthique des espèces prises globalement (par exemple: de savoir si les espèces ont, en tant que telles, le droit de vivre); mais du statut éthique des individus, lequel, selon le spécisme, peut dépendre de leur espèce.
Le caractère indéfendable du spécisme proprement dit

Une règle très ancienne d'éthique, qui remonte semble-t-il à Aristote[], nous enjoint de traiter de manière semblable les cas semblables. Cette loi minimale est admise par pratiquement toutes les versions modernes de l'éthique. Elle nous dit simplement que si nous voulons traiter différemment deux êtres, nous devons pouvoir citer une différence entre eux pour justifier cette différence de traitement.

Cette règle serait vide de sens s'il nous était permis de citer pour cela n'importe quelle différence entre les êtres. En effet, deux êtres ne sont jamais parfaitement identiques - sinon, ils ne seraient qu'un. Si on demande seulement, pour justifier une différence de traitement, qu'il existe entre eux une différence quelconque, la condition sera toujours remplie. Ce qui est exigé est donc l'existence d'une différence pertinente.

Qu'est-ce qui constitue une différence pertinente? La question n'est pas simple, et divise profondément les courants éthiques. Par exemple: l'innocence constitue-t-elle un critère éthique? L'intelligence? La faculté de parler, ou encore de respecter les droits des autres? Une chose cependant est sûre: pour qu'une différence soit retenue comme pertinente, il faut au minimum que quelqu'un veuille argumenter qu'elle l'est, c'est-à-dire fasse plus que de poser le mot designant la différence en affirmant qu'elle est pertinente. Il ne suffit pas de dire «humain», «espèce humaine» ou encore «notre commune humanité» et de croire ainsi avoir magiquement justifié d'accorder un statut d'exception à l'être en question.

Or il se trouve que personne ne tente d'argumenter en partant de la signification du mot «espèce» pour tenter d'en tirer des conséquences éthiques. L'espèce, je l'ai dit, est une notion purement biologique, définie, grosso modo, à travers l'appartenance à un même pool génétique. Quel rapport entre cela et le statut éthique? Voici comment une auteure farouchement partisane du spécisme, Janine Chanteur, tente d'établir un tel rapport, en voulant réfuter l'argumentation des cas marginaux:

Mais les êtres humains qu'une atteinte corporelle empêche selon toute apparence de manifester une quelconque aptitude à remplir des devoirs, comme c'est le cas des handicapés mentaux profonds, n'en demeurent pas moins des sujets de devoirs pour les autres qui doivent reconnaître que tout être né d'un homme et d'une femme a, par nature, le droit d'être un être humain[].

«Tout être né d'un homme et d'une femme»: tout membre, donc, de l'espèce humaine. Mais de fait il n'y a là aucun argument! Il y a simplement une reformulation du critère d'espèce en des termes émotionnellement plus accrocheurs (homme, femme, filiation), et l'affirmation de sa pertinence.

Voici une argumentation plus élaborée (!), trouvée sur un forum Internet, dans une discussion sur le foie gras:

J'en mange, parce que c'est bon.
Ton avis, je m'en moque.

Un assassinat c'est un homicide prémédité (smiley)
Un homicide c'est uniquement comme un humain (smiley)

Tu ne parles pas français (smiley)[]

Cette argumentation se ne part elle non plus pas de la substance de l'espèce, pour montrer sa pertinence éthique, mais se contente d'une référence aux mots.

On rencontre cependant des argumentations qui paraissent vouloir s'appuyer sur la notion d'espèce elle-même. Par exemple, la solidarité d'espèce serait naturelle, et donc il serait normal, naturel, que les humains privilégient les autres humains. Ou encore: dans la nature, aucun animal ne mange d'autres animaux de la même espèce, donc il est naturel que les humains mangent, par exemple, les cochons, tout refusant de se manger entre eux. De fait, ces affirmations factuelles sont fausses: le cannibalisme est largement répandu dans le règne animal, et rien ne justifie l'idée d'une solidarité générale que les individus d'une espèce auraient particulièrement envers les autres de la même espèce. Et ce n'est pas un hasard si ces affirmations sont fausses: car là encore, la notion d'espèce - l'appartenance à un pool génétique commun - est tout simplement trop pauvre pour fonder une solidarité. À nouveau, donc, le raisonnement ne part pas réellement de la notion d'espèce; il la remplace simplement par une autre, qu'il prétend sans argumentation lui être liée.

Le fait est que si nous interrogeons le spéciste en lui demandant: pourquoi donc le fait qu'un être puisse avoir une descendance commune avec moi lui donnerait-il des droits particuliers? Lui donnerait un droit sacré à la vie, alors que ceux qui ne le peuvent pas sont envoyés à l'abattoir? nous aurons alors droit automatiquement à une réponse fuyante ou hors-sujet; personne ne défendera réellement une telle absurdité.
Y a-t-il alors vraiment des spécistes proprement dits?

Personne ne défend le spécisme proprement dit lorsque nous en énonçons clairement les termes et demandons des arguments pour le justifier. Cependant, tant que personne ne le remet ainsi en cause, le spécisme proprement dit est une position extrêmement répandue. Sur quoi donc peuvent se baser les affirmations suivantes, par exemple, prises sur le même forum mentionné ci-dessus:

Je peux te dire que quand le foie gras fond dans ma bouche, j'en ai strictement rien à foutre des conditions d’élevage de la volaille.

on s'en fout de la souffrance des oies j'ai envie de dire

Le foie gras c'est trop bon et c'est pas ton indignation qui va changer sa! mets toi bien sa dans ton petit crâne (smiley)

On mange un morceau de cadavre qu'on a volontairement faire souffrir toute sa vie pour le rendre malade et manger son foie rongé (smiley)

Noter par exemple la dernière phrase: qui oserait prononcer en public une telle horreur, suivie d'un smiley, s'il s'agissait d'humains?

Sur quoi donc se base une telle discrimination, entre les humains et les oies? Si ce n'est sur l'espèce, est-ce sur une caractéristique particulière qui distingue les humains et les oies? On retrouve l'argumentation que j'ai mentionnée des cas marginaux: si un humain se trouvait à n'avoir pas plus d'intelligence, de capacité de langage, etc. qu'une oie, on n'accepterait malgré cela pas de le traiter comme on traite les oies. On n'accepterait pas ceci:

On mange un morceau de cadavre d'handicapé mental qu'on a volontairement faire souffrir toute sa vie pour le rendre malade et manger son foie rongé (smiley)

En somme, le schéma général est celui-ci: le spéciste affirme la primauté absolue des humains et cette affirmation n'est pratiquement jamais contestée. Si pourtant un antispéciste se trouve là et demande en quoi l'espèce serait pertinente, le spéciste abandonne immédiatement la position spéciste proprement dite, ou plutôt, l'escamote, en se rabattant sur des caractéristiques supposément corrélées à l'espèce, comme l'intelligence ou le langage. Si pourtant l'antispéciste note alors que cette corrélation est loin d'être parfaite, soulevant par exemple la question des cas marginaux, la réaction du spéciste n'est pas de poursuive sur la logique qu'il a initiée et d'accepter que l'on mange, par exemple, les humains handicapés mentaux profonds. Il se retourne avec la dernière énergie contre l'antispéciste, pour affirmer que les handicapés mentaux sont eux aussi et malgré tout des humains (ce que personne n'avait contesté), et donc doivent demeurer privilégiés par rapport aux non-humains. Quiconque le conteste est un nazi.

En somme, le spéciste met en avant une coquille vide - le spécisme proprement dit - mais l'abandonne dès qu'elle est contestée; il y revient cependant, sans aucune argumentation, dès lors qu'on lui demande d'accepter les conséquences de son abandon.

Une tactique souvent utilisée pour tenter de défendre le spécisme proprement dit est illustrée par la citation ci-dessus de J. Chanteur. Elle consiste à affirmer que la corrélation entre l'espèce et la caractéristique qui est censée y être liée est en réalité absolue, et ceci malgré les apparences. Elle parle des «êtres humains qu'une atteinte corporelle empêche selon toute apparence de manifester une quelconque aptitude à remplir des devoirs, comme c'est le cas des handicapés mentaux profonds». Elle ne dit pas que les handicapés mentaux profonds n'ont pas d'aptitude à remplir des devoirs; elle nous dit qu'ils sont apparemment empêchés de la manifester. Mise face aux faits empiriques concernant les aptitudes cognitives et comportementales des humains handicapés mentaux et des animaux non humains, elle choisit de déclarer, à propos des premiers mais pas des seconds, qu'il ne s'agit que d'une illusion. Les cochons n'ont dès le départ pas d'intelligence, les humains par contre ont - tous - une intelligence, mais certains en sont, secondairement, privés. On a ici une opposition entre l'essentiel et l'accidentel; les humains ont par essence une intelligence, même s'ils en sont par accident privés (en raison d'«une atteinte corporelle», selon Chanteur). Le point important est ici encore de noter qu'aucune argumentation ne tente de lier la pauvre notion d'espèce à cette attribution d'essence. Pourquoi le lapin n'aurait-il pas, par essence, l'intelligence d'Einstein - tout en en étant secondairement privé, suite à une «atteinte corporelle» (il n'a pas les bons chromosomes pour développer le cerveau comme il faut)?

En fait, les spécistes ne savent tout simplement pas quelle est leur position réelle. Est-ce l'espèce, est-ce l'intelligence, est-ce la parole, est-ce la capacité à respecter les droits d'autrui qui constitue le critère éthique? Et qu'est-ce que l'espèce, au juste? Généralement, ils ne le savent pas. À travers la notion de spécisme proprement dit, on voit qu'il suffit en fait d'énoncer leur position pour la rendre intenable. Leur seule échappatoire est de se réfugier dans le flou, dans l'imprécision systématique.

Il semble incroyable que l'on puisse baser une distinction aussi lourde - celle entre les êtres privés de tout droit, de toute considération effective, que l'on peut faire souffrir toute leur vie et tuer pour le simple plaisir du palais, et les êtres dont la vie est déclarée sacrée - sur un tel flou artistique. Les spécistes sont en cela tout simplement irresponsables.
Une argumentation négative

Réfuter le spécisme, c'est réfuter un critère éthique - celui de l'espèce. Ce n'est pas proposer un autre critère à la place. C'est poser une contrainte à laquelle doit se conformer toute éthique valide: elle doit être indépendante de l'espèce. Ce faisant, la réfutation du spécisme détruit les éthiques majeures existantes - humanistes - sans en proposer une autre à la place. C'est en cela que je la qualifie de négative. La philosophe italienne Paola Cavalieri parlait aussi d'argument ad hominem, en ce sens que nous nous contentons de détruire la thèse de l'adversaire et le mettre face à la nécessité de reconstruire une éthique conforme la contrainte de non-spécisme.

On peut voir ce caractère négatif comme une faiblesse. Je pense au contraire que c'est une force, parce que cela met la société tout entière devant ses responsabilités. De fait, bâtir un monde non spéciste impliquera un changement politique, culturel, économique et philosophique profond, et la tâche de cette construction incombe non à une poignée d'antispécistes, mais à tous. Être antispécistes ne nous donne pas l'obligation de proposer un «kit de rechange» prêt à l'emploi; une telle obligation est impossible à remplir, et se croire tenus de le faire c'est se condamner à ne proposer que de fausses solutions simplistes.

Le caractère indéfendable de la thèse spéciste peut être reconnu par tous; c'est à tous d'en prendre acte, et de s'atteler aux tâches constructive qui en découlent. Cela n'interdit à personne dès à présent de chercher dès à présent de développer des idées constructives, le cas échéant dans le sens qui nous semble le plus juste, sur des bases par exemple utilitaristes, déontologistes ou autres. Cela nous libère simplement de l'obligation absurde d'une réussite complète et parfaite.
Le spécisme n'est pas l'alpha et l'oméga du mal

Réfuter le spécisme proprement dit, c'est uniquement réfuter la pertinence de la frontière d'espèce. Il en découle une notion d'égalité en un sens limité, qui est que leur espèce ne peut être, en soi, une justification pour une différence dans le traitement qu'on leur réserve, dans les droits qu'on leur attribue, etc. La réfutation du spécisme n'est pas formellement contradictoire par exemple avec le racisme, ou avec les inégalités économiques, ou encore avec l'idée selon laquelle les êtres nés un mardi doivent avoir un statut moral supérieur aux autres.

L'affirmation d'égalité qui découle de la contrainte de non-spécisme peut sembler faible, mais c'est là encore aussi une force. Car cela ne peut avoir de sens d'affirmer l'égalité de traitement de tous les êtres quels qu'ils soient, y compris des plantes et des cailloux, ou de leur attribuer des droits égaux, ou encore une égale dignité - sauf en tant que coquille vide. Une affirmation positive d'égalité universelle implique nécessairement celle de critères éthiques, et ceux-ci seront forcément toujours contestables, et pourront réellement être injustes. L'égalité négative qui découle de la contrainte de non-spécisme n'a pas cette fragilité. Elle est aussi absolue: en soi, l'espèce n'est pas un critère éthique du tout. Il ne peut justifier de donner une priorité quelle qu'elle soit aux humains par rapport aux poules.

L'opposition au spécisme n'est pas incompatible formellement avec bien des injustices, mais il est clair qu'elle partage très largement une logique commune avec l'opposition aux discriminations arbitraires en général. Il n'est pas impossible en toute logique d'imaginer un antispéciste raciste, mais on comprendrait mal que quelqu'un ait perçu le caractère indéfendable de la discrimination en fonction de l'espèce mais pas de celle en fonction de la couleur de la peau. Le non-spécisme peut se conjuguer avec l'indifférence envers le sort d'autrui, mais pourquoi donc serait-on antispéciste si on ne possède pas une capacité d'empathie, ou de prise en compte, envers des êtres y compris très différents de soi-même, capacités à la base des luttes pour la justice, en général? Il y a une logique profonde qui relie l'antispécisme et l'antiracisme, l'antisexisme et la lutte pour les opprimés en général; voir cela n'est pas incompatible avec la reconnaissance du fait que la réfutation du spécisme proprement dit, parce qu'il s'agit d'un acte négatif, n'est pas logiquement équivalente à la réfutation de toutes les discriminations injustifiées.
Une définition sous-utilisée

Pour résumer, la définition donnée ici du spécisme permet de fonder une réfutation puissante, incontestable et de fait jamais réellement contestée, du spécisme. Cette réfutation n'implique l'adhésion à aucun courant philosophique particulier, sans pour autant freiner leur propre développement. Négative, sa portée est limitée, mais en même temps absolue: elle implique l'illégitimité de toute discrimination éthique quelle qu'elle soit sur la base de l'espèce en soi.

Malgré ces qualités, cette définition tend à être oubliée au sein du mouvement. Je vois à cela quatre raisons: une vraiment mauvaise, une mauvaise mais compréhensible et deux un peu moins mauvaises.

La vraiment mauvaise raison tient à l'existence au sein du mouvement de multiples courants philosophiques, qui chacun tend à donner du spécisme, et de l'antispécisme donc, une définition intégrant son point de vue particulier; l'«avantage» étant de pouvoir dénoncer comme spécistes les autre courants, parce qu'ils ne se conforment pas au crédo antispéciste du courant en question. Je pense entre autres à certains courants des droits des animaux; et aussi à la scène italienne, où une vision «holistique-écologique» a plus ou moins réussi à s'approprier le terme «antispécisme»[].

Or si les débats et désaccords philosophiques et politiques sont une chose juste et souhaitable au sein du mouvement et de la société, il n'appartient à personne de tenter de s'approprier les mots, pour régler ces questions philosophiques et politiques par un tel coup de force.

La raison mauvaise mais compréhensible est liée au caractère abstrait de cette définition. Elle ne nous donne par exemple aucune indication directe sur la manière juste de traiter les animaux. Elle ne nous dit pas que les tuer pour les manger est spéciste. Cela ne veut pas dire que sa portée est nulle; au contraire, elle est grande, mais moins directe que, par exemple, une définition qui dirait «il est spéciste d'exploiter les animaux». Mais justement, par son caractère abstrait, elle pose une condition forte que tout point de vue éthique, et donc philosophique et politique en général, doit satisfaire; son abstraction ne s'oppose pas au caractère concret d'autres visions, mais au contraire est susceptible de les fonder et de les soutenir.

La première des deux raisons moins mauvaises que je veux mentionner tient à la complexité réelle du spécisme. Phénomène concret profondément enraciné dans nos sociétés, dans nos cultures, nos lois, nos éthiques et notre psychologie, le spécisme peine à être ramené à une définition unique; vouloir le faire peut sembler réducteur. J'ai moi-même développé un aspect du spécisme - le fait qu'il s'agit d'un essentialisme - dans un article ancien[]; pour justifiée et importante que puisse être cette analyse, elle va au-delà de la définition simple dont il s'agit ici. Mon propos n'est donc pas de balayer l'ensemble de la complexité du réel au profit d'une définition unique. Il s'agit seulement ici de demander que l'on ne perde pas de vue la définition de base du spécisme.

L'autre raison moins mauvaise tient à ce qu'au fur et à mesure où la lutte animaliste gagne en visibilité, les arguments d'égalité tendent à passer au second plan. Nous tendons à nous concentrer sur les situations «gagnant-gagnant», celles où la cessation d'une forme d'exploitation animale irait aussi dans le sens des intérêts humains - et ces situations sont nombreuses. Nous cherchons aussi, à juste titre encore, à mettre de notre côté les personnes qui pensent que l'on n'a pas à faire le pire aux animaux non humains pour les motifs humains les plus futiles.

La réalité est cependant qu'il n'y a pas que des situations «gagnant-gagnant»; il y a aussi des situations «gagnant-perdant», et parfois l'enjeu, tant pour les animaux que pour les humains concernés, est loin d'être futile. Je pense par exemple à l'abolition de la viande, qui inclue celle de la pêche, activité économique souvent fondamentale pour beaucoup de populations des pays pauvres. Nous avons là face à face deux intérêts forts: l'intérêt des humains concernés et l'intérêt des poissons.

Si le spécisme n'est pas justifiable - et il est facile de voir que, dans la définition que l'on verra, il ne l'est pas - alors il n'est pas justifiable de donner une priorité quelle qu'elle soit à un être relativement à un autre sur la simple base du fait que le premier est un humain. Oui, cela peut être grave pour les petits pêcheurs du Sénégal de perdre leur gagne-pain; et il ne s'agit pas de nier ou d'ignorer cette souffrance. Mais nous devons demander au nom de quoi elle aurait priorité sur celle des poissons.

À l'heure où d'autres que nous, des intellectuels parfois établis même, reprennent le discours sur la viande et diverses autres formes d'élevage comme étant inutile pour les humains et cruelle pour les animaux, il importe, je pense, de faire entendre la voix spécifiquement antispéciste, pour rappeler que selon les critères mêmes de rationalité dont se réclament ces auteurs, rien de moins que l'égalité n'est justifiable.

Pour illustrer encore cette pauvreté, remarquons que nous devons considérer comme des êtres humains - des êtres vivants de l'espèce humaine - non seulement les humains adultes, les enfants et les nourrissons, mais aussi les fœtus, les embryons d'une heure et même les gamètes - c'est-à-dire, les ovules et les spermatozoïdes. Biologiquement, un gamète est un organisme qui possède son propre ADN, différent de celui de la femme ou de l'homme qui l'a produit. C'est un organisme séparé; il a une espèce, et si c'est un gamète d'humain, son espèce, c'est l'espèce humaine. Les gamètes, en termes de cycle reproductif, représentent l'haplophase (n chromosomes), alors que l'humain au sens habituel représente la diplophase (2n chromosomes). L'alternance haplophase/diplophase est présente dans la reproduction de beaucoup d'organismes, dont les animaux et les plantes; généralement, c'est la diplophase qui domine, mais par exemple chez les mousses, l'organisme visible, habituellement pris comme représentatif de l'espèce, est l'haplophase. Il n'y a donc aucune raison à ne pas voir l'haplophase comme un membre de l'espèce au même titre que la diplophase, et donc les spermatozoïdes comme autant d'humains à part entière.

[] James Rachels dans «Darwin, espèce et éthique» (Espèces et Éthique, éd. tahin-party, 2001) parle de unqualified speciesism, expression traduite en français par «spécisme absolu»; David DeGrazia, dans «Notes sur La Libération animale», Cahiers antispécistes n°6 (mars 1993), parle de «spécisme sui generis». J'ai moi-même par le passé parlé de «spécisme brut» ou «nu».

[] Pour une introduction à la multiplicité du monde vivant, qui n'est pas divisé simplement en animal et végétal, voir ma page «Animaux/Végétaux».

[] David Olivier, «Les espèces non plus n'existent pas», Cahiers antispécistes n°11 (1994); disponible en ligne.

[] Comme déjà noté, la division en règnes animal et végétale est aujourd'hui caduque en biologie. Je laisse cela de côté ici.

[] Sur la notion de sentience, voir Estiva Reus, «Sentience!», Cahiers antispécistes n°26 (2005).

[] Steve F. Sapontzis, Morals, Reason and Animals, éd. Temple Univ. Press, Philadelphie, 1987, ch. 5 «What Liberating Animals Is and Isn't About», section «The Moral Sense of “Animal”», traduction française dans les Cahiers antispécistes n°5 (1992): «La libération des animaux: ce dont il s'agit, ce dont il ne s'agit pas».

[] Voir par exemple Yves Bonnardel, «Quelques réflexions au sujet de la sensibilité que certains attribuent aux plantes», Cahiers antispécistes n°5 (1992).

[] On peut tout de même se demander dans quelle mesure Descartes était de bonne foi; il me semble clair que s'il n'était pas formellement spéciste, sa position était fortement liée au spécisme.

[] Selon la Stanford Encyclopedia of Philosophy, page «Equality», l'injonction de «traiter de façon semblable les cas semblables» se trouve chez Aristote dans l'Éthique à Nicomaque, V.3. 1131a10-b15.

[] Janine Chanteur, Du droit des bêtes à disposer d'elles-mêmes, éd. du Seuil, 1993, p. 130, cité dans mon commentaire sur cet ouvrage, «Tristes idées, triste couleur», Cahiers antispécistes n°7 (1993).

[] Forum jeuxvideo.com, sujet «[Assassin] Vous mangez du foie gras?!».

[] Paul Ariès, ...

[] Cf. la Veganzetta, et le Manifesto antispecista.

[] David Olivier, «Qu'est-ce que le spécisme?», Cahiers antispécistes n°5 (1992); disponible en ligne.
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