Yves Bonnardel : « Sortir la question animale de la case purement animaliste est un enjeu politique »
Par Frédéric Santos le 29 octobre 2015 • ( Poster un commentaire )
Yves Bonnardel est un militant antispéciste, se définissant comme égalitariste et libertaire. Il est co-auteur de l’essai Espèces et éthique, paru en 2001. La première partie de notre entretien, publiée le 21 octobre, portait sur le rôle de l’exploitation des animaux pour l’humanité. Voici la seconde partie de notre entretien centrée sur la nécessité de la politisation de la question animale, et du rejet du naturalisme comme porte-bannière de l’animalisme.
Le Comptoir : Comment percevez-vous le traitement de la cause animale par les partis politiques actuels ?
Yves Bonnardel : À vrai dire, je n’attends pas grand chose des partis politiques. Les partis adoptent peu ou prou le point de vue qui prévaut dans la société, sauf lorsqu’ils sont particulièrement inféodés à un lobby particulier. C’est ce qu’on constate à propos de la question animale; aucun ne se démarque et tous sont plutôt conservateurs en la matière. Les lobbies de l’élevage, de la chasse et de la pêche, sont très puissants, et ont le soutien des partis de gouvernement. Le seul parti qui développe un peu la question animale, et c’est extrêmement récent, est le parti écologiste EELV. C’est une évolution qui reste timide, même s’il est certain que son implication devrait croître dans les prochaines années.
« L’industrie de la viande (…) est la première pollutrice des eaux, la première émettrice de gaz à effet de serre, la première utilisatrice planétaire de terres, la première responsable des déforestations, la première consommatrice de produits agricoles, l’une des premières gaspilleuse d’énergie… »
On peut d’ailleurs se scandaliser que les écologistes aient mis tant de temps, non seulement à se préoccuper un peu du “bien-être” animal [i], mais aussi à s’apercevoir des immenses dégâts environnementaux que cause l’industrie de la viande : c’est la première pollutrice des eaux, la première émettrice de gaz à effet de serre, la première utilisatrice planétaire de terres, la première responsable des déforestations, la première consommatrice de produits agricoles, l’une des premières gaspilleuse d’énergie… De fait, les écologistes d’EELV ne s’en sont alarmés ni plus ni plus rapidement que le reste de la population, ils ne l’ont découvert qu’en lisant les mêmes journaux que le grand public. Je pense que leur traitement superficiel de la cause animale peut être dû à l’adhésion à une idéologie écologiste implicitement naturaliste qui les a aveuglés : la production et la consommation de viande et de poissons restant dans leur esprit une pratique naturelle, elle était fd520f66donc saine, normale, inquestionnable !
L’idéologie naturaliste est un véritable fléau dans nos sociétés modernes, dont les conséquences sont désastreuses à plus d’un titre. L’idée de Nature a sournoisement pris la place de celle de Dieu et fait les mêmes dégâts en restant très peu visible, et donc très peu attaquable. Comme tout rapport religieux au monde, l’invocation de la Nature permet de court-circuiter une véritable réflexion éthique. Tout mouvement qui se veut progressiste devrait engager une réflexion sur la nocivité de l’idée de nature et la combattre résolument, au risque sinon de prendre des chemins de traverse réactionnaires et de se révéler lui-même partie du problème plutôt que de la solution [ii].
Personnellement, si je devais soutenir un parti politique, ce serait un parti qui se revendiquerait de la notion d’égalité et qui œuvrerait pour mettre réellement cette notion au cœur de la vie politique. La question animale, bien que fondamentale, ne serait qu’une conséquence parmi d’autres de cet égalitarisme. Un parti de l’égalité se donnerait pour tâche de revoir l’ensemble des questions politiques à l’aune de l’idée d’égalité. Un véritable souci d’égalitarisme devrait d’ailleurs, en toute logique, remettre en cause le système de démocratie représentative lui-même ; la démocratie dans laquelle nous vivons étant en fait très clairement une oligarchie.
« Pour faire évoluer la société de façon générale vers des rapports plus égalitaires, c’est à toutes les institutions sociales de domination qu’il faut s’attaquer, et aux idéologies qui les accompagnent. »
Des partis politiques se consacrant à la cause animale existent déjà en Autriche ou aux Pays-Bas, certains ayant même des élus. Souhaiteriez-vous qu’un tel parti voie le jour en France ?
Le logo du parti néerlandais pour les animaux
C’est une question difficile. Un tel parti contribuerait à faire éclore un débat public autour de la question animale. Mais dans le même temps, il aurait sans doute prétention à représenter la question animale — ou bien les journalistes lui prêteraient cette représentation — alors que celle-ci est multiple et n’a peut-être pas intérêt à laisser déterminer les débats et les agendas par des enjeux électoraux. Un tel parti risquerait de squatter le débat dans une perspective restreinte qui serait la sienne. En outre, comment prendrait-il position sur les thèmes politiques autres que “animalistes” ? Quelle connotation politicienne, et même politique, risquerait-il de donner à la question animale ?
C’est aussi en soi un problème que la question animale soit vue comme une question spécifique, particulière : une question qui nécessite un parti spécialisé, comme si elle n’était pas une question sociale et politique normale demandant d’être traitée comme les autres. Comme je le disais, quitte à se lancer dans l’arène électorale — qui n’est pas ma tasse de thé, parce que je ne considère pas la démocratie représentative comme un régime social et politique souhaitable — il me semblerait plus intéressant de lancer un parti de l’égalité, se donnant pour mission de faire évoluer la société de façon générale vers des rapports plus égalitaires. C’est à toutes les institutions sociales de domination (la démocratie représentative, le capital, le statut de mineur, l’oppression raciale, le patriarcat, l’élevage et la pêche, etc.) qu’il faut s’attaquer, et aux idéologies qui les accompagnent (le démocratisme, le libéralisme ou le capitalisme, l’âgisme, le racisme, le sexisme, le spécisme, etc.). Mais, encore une fois, je doute que la forme “parti politique” soit la plus adaptée à la volonté de changer la société. Près de deux siècles de vie “démocratique” nous enseignent plutôt le contraire et il serait temps d’en prendre note.
Il me semble en tout cas que sortir la question animale de la case purement “animaliste” est un enjeu politique majeur. Il s’agit d’une question de justice sociale et politique, et non d’une question… animale. De la même façon que la “question féminine” n’est pas la question spécifique “des femmes”, mais porte plus généralement sur la société que nous voulons et constitue, en ce sens, une question de justice universelle. Il ne s’agit pas d’un problème spécifique, mais au contraire d’un projet global qui implique l’ensemble de l’organisation sociale.
La sensibilité animaliste a donc partie liée avec le socialisme…
animal_liberation_human_liberationTout dépend de ce qu’on entend par sensibilité animaliste – et par socialisme. Si l’on entend par animalisme le souci du sort des individus animaux, en tant qu’ils sont sentients et qu’il faut donc prendre en compte leurs intérêts, alors il me semble qu’il y a tout lieu de penser, comme je l’ai dit, que l’animalisme se rapproche d’un égalitarisme qui peut effectivement avoir beaucoup à voir avec un socialisme… si ce qu’on entend par socialisme, c’est se soucier collectivement du sort de chacun, organiser socialement la solidarité de tous pour chacun, demander de chacun selon ses capacités, accorder à chacun selon ses besoins… Mais il s’agit alors d’un socialisme qui se situe au-delà de la société strictement humaine, ou du moins au-delà de ce qu’on considérait jusqu’à présent ressortir du domaine de la société humaine. Tendanciellement, un socialisme du monde entier – véritablement du monde entier. Un socialisme qui ne se réduit plus à un particularisme (en ne prenant pour objet que la seule espèce humaine), mais qui devient un véritable universalisme.
Si l’on a en tête un socialisme avec une telle vision, qui ne se cantonne plus à la seule espèce humaine, mais qui organise une solidarité au-delà des frontières d’espèce, une solidarité inter-espèces, alors oui, je suis sans doute socialiste.
À l’opposé de tout cela, la cause animale rencontre parfois des sympathies à l’extrême-droite. Symétriquement, certaines associations animalistes tiennent parfois des propos dignes du FN… On est pourtant ici assez loin du camp de l’universalisme. Comment l’expliquer ?
Je crois qu’il y a erreur. Je ne pense pas qu’il y ait de sympathie de l’extrême-droite pour la question animale ; je trouve au contraire qu’elle est remarquablement absente. Et, clairement, on ne peut pas être égalitariste et d’extrême-droite, ou bien alors au prix d’extraordinaires contorsions mentales que je peine à imaginer.
« La considération pour ce que peuvent vivre et subir des individus n’a jamais été le fort de l’extrême-droite qui s’est toujours, au contraire, caractérisée par la mise en avant de mythes, d’entités abstraites, de totalités aux intérêts fantasmagoriques visant justement à dénier aux individus l’importance de leurs intérêts propres. »
Comme je l’ai dit tout à l’heure, j’entends par question animale la prise en compte d’individus sentients, sensibles. Je pense que l’extrême-droite ne s’intéresse pas à cette question. Elle s’intéresse à la question des animaux sauvages (qui incarnent le mythe de la sauvagerie, le mythe de la nature, le mythe des espèces — comparable au mythe de la race [iii]), elle s’intéresse éventuellement à l’indignation que suscitent les mauvais traitements des animaux de compagnie (des animaux qui sont nos propriétés mais aussi nos “frères inférieurs”, des “membres de la famille”), ou bien encore elle s’intéresse à l’indignation que suscitent certains dispositifs particuliers comme la vivisection (des animaux victimes d’une “science sans conscience” qu’on peut condamner comme un symbole de l’immoralité de la modernité). Mais elle ne s’intéresse guère à ce que peuvent vivre et subir des individus animaux. De façon générale, la considération pour ce que peuvent vivre et subir des individus n’a jamais été le fort de l’extrême-droite qui s’est toujours, au contraire, caractérisée par la mise en avant de mythes, d’entités abstraites, de totalités aux intérêts fantasmagoriques dont l’invocation vise justement à dénier aux individus l’importance de leurs intérêts propres.
« Comme tout rapport religieux au monde, l’invocation de la Nature permet de court-circuiter une véritable réflexion éthique. »
Si par contre on entend par animaliste tout ce qui touche aussi à “la nature” ou aux espèces, alors, effectivement, il y a bien un certain intérêt de l’extrême-droite pour la question animale ; qui reste tout de même moindre que dans d’autres milieux, comme le milieu écologiste. Un bon exemple de ce mélange des genres autour de la question animaliste entendue comme un naturalisme est le Cercle national pour la défense de la vie, de la nature, et de l’animal (CNDVNA) du FN. Alika Lindberg en était une éminente militante et était également bien connue dans les milieux de la défense animale d’avant l’antispécisme (avant les années 1990) qui mélangeait allègrement la question de la sauvegarde des espèces, de l’écologie et de la nature, dans un grand fourre-tout naturaliste, anti-humaniste et anti-moderne [v] — gloubi-boulga idéologique qu’on retrouve aujourd’hui totalement banalisé dans les milieux écologistes et même dans la majeure partie de la population. Mais, je le redis ici, je ne pense pas que l’on puisse amalgamer la question animale et le souci d’un “ordre naturel” fantasmatique ou la question de la “survie des espèces”. Il s’agit de choses très différentes que l’on ne confond que parce que l’idéologie spéciste nous amène à confondre intérêts individuels animaux et intérêts “de l’espèce” ou “de la nature”.
La Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals, première organisation mondiale de “défense animale” (créée en 1824), très régulièrement sujette à controverses
On a également le cas de Brigitte Bardot qui a, longtemps, été la seule voix des animaux en France et qui, pour cette raison, a encore beaucoup d’admirateurs. Brigitte Bardot (à ne pas confondre avec sa fondation) a été condamnée à cinq reprises pour propos “incitant à la haine raciale”, a souvent tenu des discours sexistes et homophobes, et appelle à voter pour le Front national. Elle est typiquement représentative de ce qu’on appelait naguère la “défense animale”, ce mouvement de protection animale qui ne remettait pas en question le spécisme et se cantonnait à défendre les chiens, les chats, les chevaux, ainsi qu’à dénoncer la vivisection avec des arguments purement spécistes selon lesquels l’expérimentation animale constituerait une fraude scientifique, serait inutile ou nuisible, et nous coûterait de l’argent. Ceci dit, Brigitte Bardot a eu le mérite d’attirer l’attention, la première, sur le sort des animaux de boucherie, en produisant dans les années 1990 des documentaires sur l’élevage et les abattoirs. Elle est effectivement admirable en ce qu’elle a su tenir bon contre le mépris qui pleuvait sur quiconque se souciait alors de la question animale, mépris qu’elle a subi publiquement et plus que n’importe qui pendant plusieurs décennies. Aujourd’hui, ce milieu de “défense animale” reste important. Il représente une sensibilité réactionnaire, naturaliste, anti-moderne, moraliste sur un mode identitaire d’indignation vertueuse, focalisant sur la figure du “monstre” qui fait du mal à des “victimes innocentes”, souvent misanthrope et teinté de racisme, d’antisémitisme, de misogynie, d’homophobie. Il y a vingt-cinq ans, c’était cette sensibilité réactionnaire et délétère qui imprégnait l’ensemble du mouvement animaliste. Aujourd’hui, elle me paraît clairement en régression, du moins pour ce qui est des apparitions publiques. Elle perdure à travers les campagnes ciblées contre les abattages rituels [iv] mais, même là, n’est pas toujours prédominante. De façon plus globale, c’est plutôt la sensibilité antispéciste, égalitariste et anti-discriminatoire qui tient aujourd’hui le haut du pavé animaliste, au moins pour ce qui est des apparitions publiques, militantes.
« La propension mainstream à se définir simplement comme vegan ou végétarien est un problème si l’on veut que se développe un mouvement politique actif contre l’exploitation animale et pour l’égalité. »
La présence de personnes affichant des idées d’extrême-droite dans des événements animalistes était rarissime jusqu’à présent en France. Cela a parfois pu arriver, mais ça reste véritablement anecdotique. Il s’agit d’une remarquable exception au niveau international. Dans beaucoup d’autres pays (Angleterre, Italie), il y a une culture végane fortement développée à l’extrême-droite et de nombreux militants de groupuscules fascistes se réclament du véganisme.
Mais un tel phénomène n’existe pas encore en France, alors que la sympathie pour un parti d’extrême-droite s’y développe rapidement…
L’anarchisme végane, théorisé dans le livre Animal Liberation and Social Revolution de Brian A. Dominick.
C’est à mon avis parce que pendant longtemps la plupart des militants animalistes francophones se sont définis de préférence par un projet socio-politique à tendance égalitariste (ils se présentaient comme antispécistes, comme égalitaristes ou comme “militants des droits des animaux”), plutôt que par une identité personnelle liée à un mode de vie (végane [vi]). Une personne aux idées fascistes s’identifiera éventuellement comme végane, en en adoptant le mode de vie, mais ça lui sera en revanche impossible de s’identifier comme antispéciste – à moins d’être convaincue par la rhétorique égalitariste et de dès lors renoncer aux idées réactionnaires, ce qui arrive parfois.
Puisque l’extrême-droite existe, elle devrait développer elle aussi à l’avenir à sa façon une sensibilité animaliste, tout comme d’ailleurs d’autres courants de pensée, comme les divers catholiques, juifs, musulmans… Je souhaite qu’une telle sensibilité croisse dans tous les milieux, mais c’est important qu’un pôle animaliste progressiste reste clairement distinguable quant à ses principes et à ses orientations politico-morales. Je pense que la propension mainstream à se définir simplement comme végane ou végétarien est un problème si l’on veut que se développe un mouvement politique actif contre l’exploitation animale, contre le spécisme et pour l’égalité.
Si cette identité politique, antispéciste ou égalitariste, est supplantée par les identités de végétarien-ne ou de végane, on se définit alors plutôt comme ne participant plus personnellement à l’oppression des animaux (comme objecteur de conscience, en quelque sorte), plus que comme luttant activement contre cette oppression, en ayant en vue son abolition. Cette dépolitisation de la question animale est préoccupante : se définir comme végétarien-ne ou végane permet à la population spéciste d’entendre que la question animale serait plutôt une question personnelle, une affaire de vertu individuelle et de panier de courses, et non plus une exigence de justice, une question sociale et politique. Cette dépolitisation par la “consomm’action” se retrouve dans d’autres champs politiques : on la retrouve dans l’écologie (la mise en avant de la consommation bio en lieu et place de l’action politique), dans la critique du capitalisme ou de l’impérialisme (la consommation équitable), etc. On a l’impression qu’il s’agit plus de faire sa B.A. que de changer le monde.
Nous serons peut-être plus de 10 milliards d’humains d’ici trois décennies, engendrant une pression écologique a priori peu compatible avec l’échelle actuelle de l’alimentation carnée. Pensez-vous qu’à terme, le discours politique officiel se résoudra à prôner le végétalisme, non pas par conviction mais parce qu’il n’y aura plus le choix ?
Hélas, je ne crois pas une seconde à cette idée qu’un jour nous n’aurions plus le choix. Je crois qu’elle présuppose deux choses peu plausibles, mais qui correspondent à l’idéologie que véhicule notre système politique : l’une, que les “décideurs” dans leur ensemble se soucieraient du bien commun, ou que les populations auraient vraiment un pouvoir décisionnel ; l’autre, que les décideurs ou les populations, bien que vivant dans une société de domination, prendraient nécessairement des décisions éthiques et rationnelles.
« Lorsqu’il n’y aura plus suffisamment à manger pour tout le monde, cela n’empêchera pas les habitants des pays riches de rouler aux biocarburants ou de manger de la viande provenant d’animaux nourris à base de céréales et légumineuses produites dans les pays pauvres. »
Je pense que si nous ne luttons pas avec la dernière des énergies pour une répartition égalitaire des ressources, les pauvres continueront de subir de plein fouet les conséquences des politiques des riches [vii]. Lorsqu’il n’y aura plus suffisamment à manger pour tout le monde, cela n’empêchera pas les habitants des pays riches de rouler aux biocarburants ou de manger de la viande provenant d’animaux nourris à base de céréales et légumineuses produites dans les pays pauvres. C’est déjà ce qui se passait hier, c’est ce qui se passe aujourd’hui, et je ne vois pas par quel miracle cela ne se passerait pas ainsi demain.
La question animale émerge aujourd’hui à toute vitesse comme question sociale et politique, et je suis convaincu qu’elle constituera la raison, ou l’une des raisons principales qui feront que l’on changera d’alimentation. Mais bien sûr, tout cela ne se fait pas tout seul. Il faut se battre pour que cela advienne.
Si quelque chose change, c’est que nous aurons imposé le changement, et cela demandera des luttes importantes qui rencontreront des résistances acharnées. C’est dès aujourd’hui qu’il nous faut mettre ces luttes en place, répandre de nouveau l’esprit de combat dans la population, revitaliser une culture de la lutte politique. L’enjeu est colossal : des milliers de milliards d’animaux ne se sauveront pas tous seuls, et c’est aussi à terme le sort de centaines de millions d’humains qui est en jeu. Au-delà, c’est à une redéfinition des fondements mêmes de notre civilisation que nous appelons.
Yves Bonnardel est un militant antispéciste, se définissant comme égalitariste et libertaire. Il est co-auteur de l’essai « Espèces et éthique », paru en 2001. Après nos deux premiers entretiens avec lui sur l’exploitation animale et la politisation du mouvement animaliste, nous discutons avec lui dans cette troisième et dernière partie quelques unes des objections classiques à l’antispécisme, et aux difficultés conceptuelles qu’il soulève.
Le Comptoir : Que pensez-vous du concept de “droit des animaux”, vu comme équivalent des “droits de la Terre-Mère” en Amérique du Sud ? Peut-on considérer les animaux ou la Nature comme des sujets ayant des droits ?
Yves Bonnardel : Je pense bien que cela a un sens de parler des droits des animaux. Mais je ne pense pas qu’on puisse faire le rapprochement avec des “droits de la Terre” ou de quelque autre entité abstraite, comme la “Nature”. Je ne pense pas que cela ait un sens (et encore moins un sens positif) de parler de “droits de la Terre” ou de “droits de la Nature”.
Les animaux peuvent se voir reconnaître des droits justement parce qu’il s’agit d’individus sensibles, sentients, tout comme nous autres humains. Du fait qu’ils sont sensibles tout comme nous, ce qui leur arrive les affecte subjectivement et prend une valeur : leur vie peut se passer bien ou mal, positivement ou négativement. Ils tiennent à leur ressenti, ils accordent de la valeur à leur plaisir ou à leur déplaisir, valeur respectivement positive ou négative. Ce ne serait pas le cas s’ils ne ressentaient rien. Un caillou, ou une grenouille décérébrée, ou un embryon, ou un humain en coma dépassé, un animal même comme une éponge ou, vraisemblablement, comme une méduse, ne ressentent rien ; qu’on les casse en deux, démembre, déchiquette, ou qu’on s’abstienne de le faire, peu leur importe. Dans ce sens, on ne peut même pas parler d’individus dans le même sens qu’on utilise le terme pour nous : il n’y a pas de véritable sujet à un verbe d’action. Seule la sensibilité, la sentience, fonde la subjectivité, sans laquelle on ne peut pas dire “il” au sens d’un sujet, sans laquelle on ne peut pas non plus parler d’intérêts à défendre, de préférences quelles qu’elles soient. Or, cette valeur qu’accorde le sujet à ce qu’il vit, c’est quelque chose de réel, d’objectif. En ce sens, le subjectif est objectif. C’est même la seule chose qui ait une valeur en soi, par elle-même. La seule chose dans le monde qui ait une valeur indépendante de celle que je lui donne, c’est l’importance que chaque autre être sentient accorde à ce qu’il vit : c’est ce qu’il éprouve. Je parle là de la valeur que chacun donne aux choses, aux événements, à tout ce qui l’affecte.
S’il n’existait aucun être sentient, peu importerait l’état de l’univers ; la planète Mars pourrait bien exploser, ou voir son relief annihilé et la planète être totalement aplanie et réduite à l’état de boule de sable, cela n’aurait aucune importance en soi. Ce n’est qu’à partir du moment où un être accorde de l’importance à l’état de cette planète, que l’état de la planète prend de l’importance – au moins pour cet être. Mais ce “au moins pour lui” est fondamental : ce “lui” est le seul lieu qu’on connaisse de valeur des choses.
En définitive, ce sont les êtres sensibles, sentients, qui sont dépositaires de valeurs (ils sont dépositaires de leurs propres intérêts, pourrait-on également dire). Tout serait indifférent, s’ils n’étaient là pour donner une valeur à ce qui existe, pour donner telle ou telle importance à ce qui advient.
Les choses qui ne sont pas sensibles, qu’il s’agisse de cailloux, de cadavres ou d’entités abstraites comme les montagnes, les rivières, l’atmosphère ou la planète, la Nature ou la Nation, l’Humanité ou la race, etc., n’ont pas de valeur par elles-mêmes. Elles n’ont de valeur qu’indirectement – si un ou des êtres sentients leur en accorde. Si un ou des êtres sentients leur accorde de l’importance, ou a besoin d’eux (ou si des choses auxquelles il accorde de l’importance – sa propre vie, par exemple – en dépend, même s’il n’en a alors pas conscience). Ça peut être aussi bien une valeur instrumentale (“j’ai besoin d’une atmosphère respirable pour vivre”) qu’une valeur esthétique (“j’ai besoin d’un monde vivant et luxuriant pour me sentir heureux”)…
C’est pour cette raison que je distingue totalement des droits des animaux – qui, comme des droits humains, me paraissent découler logiquement, à un niveau éthico-politique, du fait que nous sommes sentients –, de prétendus “droits de la terre” ou “droits de la Nature”, qui n’ont aucun sens, ou en tout cas, ont un tout autre sens. Parler des “droits de la nature” ou “de la terre”, c’est comme si on parlait des “droits de la nation” ou des “droits de la société” indépendamment des individus qui la composent. De fait, malheureusement, c’est bien ce que font les nationalistes ou autres “totalitaristes”, lorsqu’ils parlent par exemple de la grandeur de la France et, en son nom, vont bien sûr fouler aux pieds les intérêts concrets des habitants réels, concrets, de “la France”. “La France” est une vue de l’esprit et les “intérêts de la France” ne sont que ceux qu’on lui prête, et nullement des intérêts réels, existants par eux-mêmes, de “la France”. La formule ne fait que masquer les intérêts (réels !) de celui qui parle. Il en va de même de “l’intérêt général”, de “la nature”, de “la planète”, etc. Ça vaut toujours le coup de chercher quels sont les intérêts réels, concrets, de ceux qui mettent en scène ainsi des entités abstraites, des totalités fantasmagoriques…
Les droits des animaux sont à appréhender au même titre que les droits humains : il s’agit de droits des individus réels, concrets, désirants, et non d’entités collectives forcément plus ou moins abstraites, plus ou moins fantasmatiques, n’existant en tout cas pas par elles-mêmes avec leurs intérêts propres. C’est parce que les humains accordent de l’importance à leur propre vie, et à ce qu’ils peuvent vivre, qu’ils ont jugé utile de s’arroger des droits qui leur garantissent (relativement, théoriquement) les meilleures chances de pouvoir s’épanouir. C’est exactement pour les mêmes raisons que nous devons accorder les mêmes droits fondamentaux, à vivre, à vivre libres et à ne pas être torturés, aux autres êtres sentients – si l’on reste dans le cadre d’une société de droit ; pour ma part, je ne suis guère favorable à un système fondé sur le Droit, et sur les droits, mais c’est un tout autre sujet.
Vous soulignez la différence essentielle entre des droits individuels, garantis à des individus sentients, et des droits revendiqués pour des entités abstraites comme la Terre ou la Nature, mais on peut dire que dans les deux cas il s’agit surtout de rappeler l’obligation morale de l’Homme à leur encontre. On aurait pu imaginer une convergence entre les deux notions, mais vous décrivez plutôt une opposition.
L’idéologie qui fonde la domination humaine sur les autres animaux est justement une idéologie qui confond la défense de leurs intérêts avec celle des “intérêts” de la Nature, à laquelle ils sont associés ; pire, avec laquelle ils sont confondus. En fait, comme dans toutes les idéologies de domination et d’appropriation d’une classe par une autre, la classe dominée est perçue comme émargeant de la Nature : ses membres sont des “éléments naturels”, dotés d’une nature spécifique qui les détermine dans un sens bien particulier, ils sont tous peu ou prou interchangeables, et fonctionnels par rapport à la totalité qui les englobe (la Nature). Ils n’ont pas d’intérêts propres mais sont au service de la Totalité, ils remplissent leur fonction. Ainsi dans les idéologies sexistes (heureusement en recul), les femmes sont-elles les reproductrices de l’espèce et des incarnations d’une essence spécifique centrée sur la reproduction : “la Femme”. Elles étaient principalement vues comme telles : tota mulier in utero, “toute la femme tient dans son utérus” disait-on pour expliquer les comportements “féminins”, qui étaient toujours analysés comme se réduisant in fine à des stratégies reproductives : la recherche de protection, la propension à la douceur, à la passivité, à rester au foyer, à être dans le soin et l’attention aux autres, les activités domestiques routinières comme le ménage et la cuisine, etc. Leur subjectivité propre était ainsi niée ou neutralisée, et leur “nature féminine”, prétendument descriptive, constituait en fait un devoir-être auquel elle étaient violemment assignées. L’éternel féminin était sacralisé, et il faisait mauvais vouloir s’en dégager ! L’idéologie de la “féminité”, construit social de rapports de domination patriarcaux qui se pose comme une nature féminine spécifique, a contribué avec force à gâcher la vie de centaines de millions de femmes.
chessDans l’idéologie spéciste, les animaux sont vus comme des corps, des organismes guidés par leurs instincts, remplissant une fonction au sein d’un ordre fantasmatique – la Nature [i] – dont ils ne sont fondamentalement que des rouages. Leur fonction est notamment de manger ou d’être mangés : “les animaux se mangent bien entre eux”, dit-on pour justifier de les mettre à mort pour consommer leurs chairs (alors que ce sont précisément des animaux végétariens que nous mangeons). En tout cas, l’argument suppose que les animaux ressortissent d’un ordre spécifique où leur place et leur finalité est de servir de chair à pâté aux autres (animaux, humains…), et que vouloir remettre cela en cause serait remettre en cause l’ordre du monde, et finalement aller vers le chaos. Leur subjectivité propre est ainsi niée et tous leurs comportements, jusqu’à il y a peu, restaient analysés comme visant leur survie et la reproduction de l’espèce (qui est censée constituer leur nature), comme visant en quelque sorte la reconduction de leur fonctionnalité naturelle. Ainsi, l’activité de jeu des petits était systématiquement expliquée comme leur permettant de découvrir le monde et leurs propres capacités, afin d’optimiser leurs chances de survie. C’est certainement vrai, mais un tel discours “explicatif”, systématique lorsqu’on parle des non-humains, reste par contre exceptionnel lorsqu’on parle des petits humains, pour lesquels on mettra l’accent sur bien d’autres caractéristiques. De même, la sexualité débridée (libre ?) des chimpanzés bonobos n’était jamais commentée comme une activité de plaisir, qui aurait supposé qu’ils éprouvent des sensations et des sentiments personnels et aient donc des préférences et des désirs au même titre que “nous”, mais comme une activité sociale, de gestion des tensions au sein du groupe et de résolution des conflits : c’est-à-dire, une activité fonctionnelle par rapport à une finalité globale de survie du groupe ou de l’individu… Bref, par nature, les animaux n’ont pas d’intérêts propres, ils servent depuis toujours un autre but qu’eux-mêmes, au service de l’espèce, de l’écosystème, de la Nature… Ils sont donc tout naturellement appropriables par les humains, pour servir leurs intérêts.
Il est donc très important pour la question animale de faire émerger les animaux du conglomérat “Nature”, un conglomérat désindividualisant, désubjectivant et au contraire fonctionnalisant, objectivant, et mettre en avant le fait qu’ils ont au contraire une vie individuelle, singulière, et qu’ils poursuivent leurs propres buts, animés par des désirs personnels – au même titre que “nous”.
Au sein de la question animale, certains animaux ont un statut particulier : ceux que l’on appelle les animaux de compagnie. Les considérez-vous aussi comme des animaux exploités, à l’instar de certains animalistes ?
Les animaux dits “de compagnie” sont indéniablement exploités, en ce sens qu’ils sont nos esclaves et doivent subir ce que nous décidons pour eux. Ils ne sont pas nécessairement maltraités, et nous ne leur soutirons pas de profit matériel, ce qui fait que nous ne pensons pas spontanément au mot “exploitation” quand nous tentons de définir leur situation. Mais d’une part, je pense qu’on peut difficilement nier qu’ils vivent une situation d’oppression, dans la mesure où ils ne vivent que très rarement dans des conditions qu’ils choisissent, mais qu’elles leur sont imposées, et imposées non pas généralement dans un soucis de bienveillance et d’attention à leur égard, mais en fonction des désirs et préférences de leur propriétaire. Et d’autre part, parce qu’on leur soutire tout de même de façon contrainte quelque chose : de l’affectivité, de l’affection ou de l’amour. Le ressort est le même qu’avec les petits d’humains (les enfants) qui remplissent aujourd’hui la même fonction psychosociale [ii] : on les place en situation de privation de liberté et d’autonomie, dépendants de nous pour leur subsistance tant matérielle (les besoins primaires, comme la nourriture ou le logement) qu’affective (ils n’ont que nous à qui ils puissent solliciter de l’affection), ce qui fait qu’ils vont nous prodiguer autant d’amour qu’on voudra et, tout aussi important, qu’ils accepteront de nous autant d’amour qu’on voudra bien leur dispenser (et c’est un besoin fondamental qu’on a de pouvoir aimer quelqu’un ou quelque chose). Ce sont des objets d’amour qui nous sont livrés pieds et poings liés. Et, bonus, comme ils sont captifs et privés de toute possibilité de résistance, ils sont en outre des objets de pouvoir, sur lesquels on peut se livrer à toutes les autorités et abus de pouvoir souhaitables.
De même qu’en ce qui concerne les enfants, on en restera à une telle situation de domination à notre profit tant que leur statut sera celui de dominés, appropriables : tant qu’ils auront un propriétaire qui peut en faire ce qu’il veut. Il faudra que notre société abolisse le statut de bien, le statut de propriété des animaux et les reconnaisse comme des égaux (soit leur reconnaisse une sorte de statut de citoyens, de concitoyens, ou bien de résidents, etc. [iii]), pour qu’on puisse de façon générale reconsidérer nos rapports à eux. zoopolis
Je ne pense pas que cesser d’entretenir des relations proches avec les autres animaux soit par contre la solution. Abolir la domestication, dans le sens où elle signifie appropriation et du coup esclavage, oui ! Mais ça ne signifie pas couper tous les ponts avec nos collègues des autres espèces. Dans de très nombreux cas, le fait de vivre avec (l’aide) des humains est tout à fait profitable aux autres animaux (de même que ça nous est tout à fait profitable aussi) ; ainsi, des rats apprivoisés peuvent-ils vivre en ayant le gîte et le couvert garantis, et à l’abri relativement de l’insécurité permanente que subissent leurs congénères sauvages qui sont à la merci des prédateurs, des maladies, des accidents ou des raticides. On sait aussi que si les chats sauvages vivent environ six ans et en solitaires, les chats apprivoisés peuvent vivre jusqu’à trois fois cet âge et bénéficier quotidiennement de ces caresses et tendresses qu’ils affectionnent au plus haut point ; les exemples sont légion, d’animaux qui jouissent d’une vie tranquille et agréable là où leurs confrères sauvages vivent sans cesse en alerte et dans l’insécurité du lendemain.
Je suis contre l’apartheid des espèces. Je pense que les individus des autres espèces ne doivent pas se voir condamnés à un “développement séparé” qui les laisserait dans le caniveau de l’Histoire, mais doivent pouvoir profiter des acquis de la révolution humaine, au même titre que la totalité des humains eux-mêmes. En cela, je m’oppose à un courant animaliste qu’on retrouve fréquemment, qui voit dans les animaux “une autre nation”, “séparée”, sur laquelle on ne devrait pas s’autoriser à intervenir, sous peine d’“ingérence”. Je suis contre l’idée que je n’aurais pas le droit de me soucier de ce qui se passe dans les autres pays et dans les autres sociétés que la mienne, tout comme je refuse qu’on veuille m’interdire de me solidariser avec des individus sous prétexte qu’ils sont d’une autre espèce ou qu’ils vivent “dans la nature” ; je suis contre le spécisme, même quand il est défendu par des animalistes. D’autant que je subodore que cette position de ces animalistes est en fait un avatar de cette bonne vieille idiotie de naturalisme : les animaux sont associés à l’idée de Nature, et sont donc d’un autre monde que l’Humanité. Un abîme sépare ces deux “entités”, Humanité et Nature, qui ne ressortissent pas des mêmes lois et des mêmes exigences éthiques (à l’Humanité la reconnaissance de l’individualité, de la valeur de la vie individuelle, de la liberté, de la justice ; à l’Animalité, l’idée qu’elle appartient à la Nature, et est donc une fonction dans un tout, qui ne vaut que par rapport à cette fonction : les animaux ne sont pas vraiment des individus, et n’ont pas d’importance en soi ; seule leur espèce compte, leur fonction ou leur place dans l’écosystème ; l’exigence de morale ou de justice n’est plus censée s’appliquer…).
Je pense que cette position naturaliste, totalitariste ou, comme on dit aujourd’hui, holiste (c’est la totalité qui compte, et non les individus), est profondément réactionnaire. Elle constitue un danger politique : c’est toujours au nom d’une entité holiste fantasmée et sacralisée – la Nature, l’Humanité, la Nation, la Race… – qu’on commet les pires exactions et les pires massacres.
Mais à propos des animaux de compagnie carnivores, une objection est souvent lancée aux véganes : comment les nourrir si l’élevage des animaux est aboli ? Faudra-t-il alors renoncer à ces animaux ?
La réponse ne peut qu’être multiple en fonction de quels “carnivores” il s’agit. Il est très simple de nourrir les chiens de façon végétalienne, car comme les humains et les cochons ils peuvent se passer de produits d’origine animale. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils sont élevés en Chine ou en Corée, comme en de nombreux autres pays, pour servir de nourriture aux humains. Traditionnellement, on ne va pas donner de la viande à des animaux qu’on compte eux-mêmes consommer : ce serait une déperdition de ressources. En revanche, les chats ont besoin d’un acide aminé, la taurine, qu’on trouve essentiellement dans les produits d’origine animale, sans laquelle ils peuvent à terme devenir aveugles. Il suffit d’extraire cette taurine d’algues où elle se trouve en quantité, pour obtenir un supplément alimentaire qui leur convient parfaitement. Un régime végétalien est alors même généralement meilleur à leur santé qu’un régime tout-viande, dans la mesure où il est moins protéiné et que les chats apprivoisés, qui vivent bien plus longtemps que leurs congénères sauvages, meurent sinon par insuffisance rénale [iv].
En ce qui concerne les autres animaux, je ne saurais dire. Il n’y a aucune raison que des solutions ne puissent être trouvées, si on se pose la question.
Aujourd’hui, les obstacles sont de deux sortes : le désintérêt persistant pour les sort des animaux de boucherie qui servent de matière première aux aliments pour animaux de compagnie ; et cette omniprésente idée de nature, qui veut qu’un animal dénommé “carnivore”, appréhendé comme essentiellement, naturellement carnivore (c’est son essence, sa nature), doive manger de la viande, même si les aliments qu’on lui propose sinon contiennent les mêmes nutriments nécessaires à sa vie.
Selon vous, est-il possible d’être antispéciste (ou plus généralement, animaliste) sans être végan ?
Je crois que cette question est révélatrice des ornières dans lesquelles s’enfonce le mouvement antispéciste, si l’on n’y prend garde. Quelque part, peu importe ce que font les individus, ce qui rentre dans leur estomac. Bien sûr, c’est cohérent avec des idées antispécistes de ne pas contribuer à l’exploitation animale. Ça peut même sembler être la moindre des choses… Mais tel que c’est revendiqué aujourd’hui, c’est oublier plusieurs choses importantes…
Tout d’abord, l’exploitation animale est partout, elle est transversale à tous les aspects de notre société (qu’il lance la première pierre, celui qui n’a jamais pêché !). Les véganes se focalisent sur ce qui passe par leur estomac, mais le moindre argent qu’ils vont donner à leur boulanger, ou au péage d’autoroute, servira à autrui à acheter de la viande ; ou à faire construire un parking sur le lieu de vie de grenouilles ou de hérissons ; etc. Ensuite, il n’est pas aussi facile pour tout le monde d’être végan que ça ne l’est pour les populations de trentenaires animalistes qui en revendiquent le label (vegan) : si l’on est mineur prisonnier d’une famille carniste, femme mariée au sein d’un couple, mère d’enfants carnivores, vieux dans un hospice, prisonnier en psychiatrie ou en prison, malade dans un hôpital, ce n’est pas si facile. Sans compter le poids de la pression sociale, destiné justement à nous décourager ou à délégitimer ce que nous pensons et que de nombreuses personnes – même parmi les trentenaires indépendants et bien portants – n’arrivent pas à affronter.
« Le véganisme serait une bonne chose s’il était le point de départ de l’activité militante au lieu d’en être l’aboutissement »
Ensuite, l’exploitation animale n’est hélas certainement pas un problème qui se réglera en changeant individuellement nos pratiques de consommation. Elle engage notre société tout entière, à travers des capitaux, des structures de production (l’agriculture, l’agro-business…), des rapports internationaux (l’OMC, le libre-échange), des idéologies (les religions, l’humanisme, le spécisme, le naturalisme, la culture gastronomique), une histoire, une culture, une “économie identitaire” (la façon dont nous nous rapportons au monde en tant qu’humains, par exemple), etc. La lutte doit se situer à un niveau culturel général, et s’engager de façon concrète dans des rapports de force politiques avec les groupes qui ont un intérêt direct à l’exploitation animale (les filières de l’élevage, l’industrie agro-alimentaire, la FNSEA). C’est à un niveau social et politique, culturel et économique, que la lutte doit s’élever, sans quoi elle se condamne à l’inefficacité.
Un exemple : il n’a suffit au gouvernement français que de passer un décret et un arrêté pour rendre pratiquement vain pour les années à venir tout essai de généraliser le végétarisme chez les jeunes [v]. De fait, la lutte contre l’esclavage n’a pas atteint ses buts par le seul biais du boycott des produits de l’esclavage, mais parce qu’une agitation politique constante revendiquait clairement l’abolition au point de “troubler l’ordre public” de façon permanente, incessante, et ce pendant des décennies.
On a sous les yeux l’exemple désespérant du “mouvement écologiste”, dont il serait bon de tirer la leçon. Je mets des guillemets à “mouvement”, justement parce qu’il n’existe plus guère de mouvement écologiste. Il y a quarante ans, on avait un mouvement politique fort, très divers, avec des analyses politiques claires et des pratiques d’intervention sociale nombreuses. Un mouvement dont on pouvait alors espérer qu’il se montrerait à la hauteur des enjeux considérables que représente l’écologie. Quarante ans plus tard, que reste-t-il ? Le mouvement s’est globalement dissout dans un consumérisme bio, qui n’a animalrightsmême pas vraiment progressé : en quarante ans, on n’a pas même dépassé les 5% de consommateurs bio ! Et la bio elle-même, bien sûr, est entre-temps devenue productiviste et participe aujourd’hui de la dévastation industrielle générale. Bref, non seulement on a perdu en cours de route le sens politique, mais on n’a quasiment rien gagné pour autant. En misant sur les changements d’attitudes des consommateurs, et non sur la lutte politique, on a lâché la proie pour l’ombre. Et c’est la même chose pour les luttes tiers-mondistes, qui se sont dissoutes dans le commerce équitable…
Or, dans nos sociétés libérales individualistes, nous avons du mal à aller au-delà de notre propre estomac (notre nombril) et du bout de notre nez, et peinons à considérer qu’on peut changer le monde autrement, et de façon un peu plus efficace, qu’en allant simplement remplir son panier de consommateur de produits alternatifs. De fait, jamais aucun mouvement social n’a réussi à changer la société uniquement en propageant un mode de vie alternatif, sans action politique, sans mobilisation collective, publique, sans stratégies de lutte à court, moyen et long termes [vi]. Le véganisme serait une bonne chose s’il était le point de départ de l’activité militante au lieu d’en être l’aboutissement, c’est-à-dire le tombeau ; bref, si l’on ne s’y cantonnait pas, si l’on ne s’en contentait pas.
Pour ma part, je suis tout de même convaincu que nous réussirons. Que l’évolution globale de nos sociétés va dans le sens d’une réduction des violences et d’une progression vers une plus grande et plus large égalité. Mais je pense que l’enjeu est énorme à nous mobiliser de façon active : chaque année gagnée pour l’abolition sauvera des centaines de milliards de vies, sauvées de la mort bien sûr, mais sauvées tout aussi bien d’avoir été gâchées de façon ignoble par des conditions monstrueuses de détention et d’exploitation. Il n’y a aucun autre enjeu éthique et politique aussi crucial pour autant d’êtres sentients. D’autant que l’avènement de sociétés humaines qui cessent d’être fondées sur des dominations, mais qui dès lors s’autorisent la bienveillance et le partage, pourrait à terme se révéler fantastique, non seulement pour nous-mêmes, humains, mais tout autant pour tous les autres habitants avec lesquels nous partageons cette planète.
Les animaux n’ont pas tant besoin de personnes qui s’abstiennent de les opprimer et les exploiter, que de personnes qui combattent résolument leur oppression et leur exploitation, qui combattent le spécisme et la discrimination qui permet de ne pas prendre en compte leurs intérêts. Les animaux ne demandent pas qu’on soit simple objecteur de leur exploitation, ils exigent qu’on s’engage activement contre le système social qui les torture et les massacre par centaines de millions.