Faisant le bilan des différentes recherches menées sur les grands singes, Frans de Waal, éthologue et psychologue, s’interroge sur ce qui, finalement, nous différencie d’eux.
Que nous a appris la primatologie depuis le début de votre carrière, il y a près de cinquante ans ?
Cette discipline, depuis que j’y suis entré, perce des trous dans le mur étanche que l’humanité a érigé entre elle-même et le reste du monde animal. Cela fait même encore plus longtemps que ça, puisqu’il y a cent ans déjà que Wolfgang Köhler a, le premier, proposé que les chimpanzés puissent être perspicaces dans la résolution de problèmes ; autrement dit qu’ils n’apprennent pas simplement par essais et erreurs, mais qu’un processus mental est à l’œuvre. Depuis, ce mur est progressivement devenu un vrai gruyère, et a fini par s’écrouler, car aucune des affirmations successives des tenants d’une essence humaine différente n’a pu résister aux faits. On a parlé de l’usage des outils, puis de la fabrication des outils, de la culture, de la conscience de soi, et tout cela a été démenti.
À vos yeux, il n’y aurait donc aucune véritable spécificité humaine ?
Je ferais une exception pour l’aptitude au langage. La capacité qui est la nôtre à communiquer par des systèmes symboliques à propos du passé, de l’avenir, d’autres lieux, et le maniement de concepts, voilà les domaines où nous sommes vraiment spéciaux. Si l’on décompose cette aptitude en ses différents éléments, on s’aperçoit, certes, que beaucoup sont présents chez les grands singes : par exemple, il est possible de leur apprendre certains symboles, de leur enseigner à ranger des objets en catégories… Mais le tout n’est présent que dans l’espèce humaine. Il n’en reste pas moins que, désormais, la continuité homme/animal est devenue le point de vue dominant de toutes les réunions de scientifiques. Et les capacités cognitives très impressionnantes que la primatologie a mises en évidence chez les singes y ont énormément contribué.
D’autres disciplines n’ont-elles pas concouru à cette nouvelle vision du monde animal ?
Les neurosciences ont joué un rôle important, bien entendu. Au début, nous, les primatologues, étions très réticents à parler de cognition et d’émotions chez l’animal, nous étions accusés d’anthropomorphisme. Mais les neuroscientifiques n’avaient pas ces scrupules. Ils étudiaient les manifestations de la peur dans l’amygdale [partie du cerveau située dans le lobe temporal] du rat, les comparaient aux effets de la peur sur l’amygdale humaine, et si les processus neuraux étaient les mêmes, ils en déduisaient que ce sont des processus homologues, en postulant que c’est aussi probablement vrai pour d’autres émotions. Et il s’est passé la même chose pour les capacités cognitives. Prenez, par exemple, la reconnaissance faciale. On a d’abord dit qu’elle n’existait pas chez les singes, à partir de protocoles où ils devaient reconnaître des visages humains ! Evidemment, ils y arrivaient mal. Mais quand, avec mon équipe, on leur a présenté des visages de leur espèce, il s’est avéré qu’ils les reconnaissaient parfaitement. On nous a alors dit : « C’est différent des hommes, les singes apprennent par essais/erreurs, ce qui n’a rien à voir. » Finalement, les neurologues ont montré que la reconnaissance faciale met en jeu, aussi bien chez les singes que chez les hommes, une zone particulière du cerveau, l’aire fusiforme des visages (FFA), et cela a clos le débat.
Cette victoire signifie-t-elle que la primatologie n’a plus de programme ? Dans quelle nouvelle direction doit-elle s’engager ?
L’étude des possibilités cognitives des primates n’a pour l’instant qu’effleuré la surface. Il doit y avoir 2 millions de chercheurs qui s’occupent de psychologie humaine, contre 2000 primatologues, alors que les primates comptent 200 espèces ! Nous sommes donc seulement au début de l’étude de leurs facultés. Par ailleurs, d’autres groupes d’animaux suscitent beaucoup de travaux en ce moment, les corvidés, les dauphins, les éléphants… Or un phénomène très intéressant ne cesse de se répéter : on montre expérimentalement une capacité cognitive chez les chimpanzés et, deux ans après, quelqu’un d’autre la met en évidence chez d’autres animaux, les chiens, par exemple ! Moi-même je travaille sur les éléphants et je pense que leurs capacités n’ont rien à envier aux singes anthropoïdes.
Les singes sont donc un trait d’union entre nous et le reste du vivant ?
Bien entendu. Je pense même que la vision d’un homme complètement séparé de la nature, qui a longtemps dominé la civilisation occidentale, s’explique en partie par le fait que nous n’avons été que très tardivement en contact avec les singes. Les grandes religions monothéistes sont nées dans le désert, au contact d’animaux comme les chèvres, les chameaux, les serpents, les scorpions… Même le folklore européen, tel qu’on le voit par exemple dans l’œuvre de Jean de La Fontaine, met en scène des renards, des oiseaux, des ours, mais très rarement des singes. Lorsqu’au début du XIXe siècle les premiers singes hominoïdes ont été montrés dans les zoos de Londres et de Paris, cela a provoqué un véritable choc ; la reine Victoria avait même publiquement exprimé son malaise face à ces animaux si humains. Et cette absence d’exposition aux primates explique aussi les résistances de notre civilisation à la notion d’évolution.
Ce rapport aux grands singes est-il différent dans d’autres régions du monde ?
Tout à fait. Je peux vous dire qu’en Orient, c’est complètement différent. Je parle d’ailleurs de cela dans un livre intitulé Quand les singes prennent le thé, consacré à la culture. Au Japon, par exemple, où j’ai beaucoup fréquenté les scientifiques, il y a une forte tradition primatologique. Dans les pays bouddhistes ou hindouistes, il n’y a jamais eu de résistance aux idées darwiniennes. C’est parce que l’âme est vue comme pouvant circuler entre l’humain et l’animal, dans un contexte où tout est fluide et interconnecté. Le folklore chinois ou indien est plein de primats et, du coup, les primatologues de ces pays n’hésitaient pas, même il y a très longtemps, à donner des noms aux animaux, à parler de leur caractère et de leur culture.
Et cette vision du monde se retrouve dans la philosophie ?
Oui, et c’est ce qui m’a conduit à m’y intéresser. En Occident, la philosophie et les sciences sociales admettent que nous ayons évolué à partir des primates, mais pas plus haut que le cou, si j’ose dire ! C’est-à-dire que ces disciplines acceptent que nos corps soient issus de l’évolution, mais notre tête et notre esprit seraient, eux, presque d’essence différente, capables de culture, de politique, de morale… Alors que nous, les primatologues, pensons que notre esprit est très semblable à celui des primates et que les idées évolutionnistes s’appliquent aussi à la cognition humaine.
Il y aurait donc des ponts entre la philosophie et la biologie ?
Ma trajectoire personnelle a été de partir de la biologie et de la zoologie, puisque je suis éthologue, pour aller vers la psychologie (dont je suis aussi professeur) et, désormais, me mêler de philosophie. Il y a, dans cette discipline, une école dite kantienne dont font partie beaucoup d’Européens et de Français. Ces philosophes considèrent que la morale est un produit de la raison et de la logique, tandis que les émotions sont un autre sujet. Kant lui-même a dit que la compassion était belle, mais sans lien avec la morale. Il excluait les émotions et se consacrait à la rationalité et à la logique. Cette école a produit une vision de la morale que j’appelle « venue d’en haut » (top down morality), selon laquelle l’esprit humain crée des principes moraux qu’ensuite nous appliquons en société. Or mon propre travail sur la morale et les animaux correspond bien mieux au point de vue du philosophe écossais David Hume, très populaire aujourd’hui chez les neuroscientifiques, qui ne niait pas l’importance de la rationalité, mais mettait l’accent sur les émotions, allant jusqu’à dire que la « raison est l’esclave des émotions ». Car tous les résultats de la psychologie expérimentale le confirment : l’on effectue d’abord un jugement émotionnel, instinctif, et par la suite on en trouve les justifications et les rationalisations, qui sont en quelque sorte secondaires.
C’est de là que vient votre intérêt pour les bases biologiques de la morale ?
En effet, mon travail sur les primates nous dit que nombre des tendances morales élémentaires que nous avons intégrées dans nos systèmes moraux peuvent être trouvées dans une certaine mesure chez d’autres primates. Je ne dis pas qu’un chimpanzé ou un éléphant est un être moral, mais ils ont de nombreuses capacités de base qui contribuent à la morale, comme l’empathie, le sens de l’équité, le sens des règles sociales… Des capacités qui sont donc bien plus vieilles que notre espèce, ce qui signifie aussi que nous ne les avons pas inventées, mais qu’elles ont été forgées bien plus tôt par la nature, au cours des relations entre animaux.
Parmi ces capacités biologiques, vous avez beaucoup travaillé sur l’empathie, dont vous dites qu’elle vous rend optimiste. Pourquoi ?
L’empathie a longtemps été vue comme le produit d’une décision : à l’aide de son imagination, on se représenterait la situation de quelqu’un d’autre, puis l’on ferait le choix d’être empathie ou pas. Désormais nous savons, aussi bien par des études sur l’homme que sur l’animal, que c’est un processus automatique que nous contrôlons bien moins que l’on ne croyait. Et très souvent, nous sommes inconsciemment et involontairement empathiques. On trouve ce genre de tendance chez tous les mammifères : les émotions sont contagieuses, les individus sont affectés par les émotions des autres, c’est quelque chose de profond qui vient du lien entre la mère et les petits qu’elle allaite. Cela signifie que l’empathie est une force biologique puissante, qui a été renforcée par notre appartenance à une espèce sociale. Et ceci nous donne la capacité d’être empathiques même avec des étrangers, voire avec nos ennemis. Prenez, par exemple, le stress post-traumatique dont souffrent les soldats qui reviennent de la guerre. Cela montre que tuer les autres à la guerre est quelque chose de traumatisant, qui nous est difficile. C’est en cela qu’à mes yeux, si l’on se fixe l’objectif d’une société humaine plus harmonieuse, la composante biologique de l’empathie est une source d’optimisme : cela en fait une force bien plus puissante que si elle ne reposait que sur des exhortations morales.
Mais vous dites parfois que l’empathie a aussi une « face sombre ». Qu’entendez-vous par là ?
Tout d’abord, il faut noter que l’on peut réprimer son empathie. Les militaires, par exemple, apprennent à leurs recrues à être violents, à tuer, même s’ils rencontrent des difficultés pour le faire. Mais surtout, l’empathie n’est pas positive en soi. C’est la capacité à ressentir, et éventuellement comprendre, les émotions et les sentiments d’autrui, et elle peut être utilisée à toutes sortes de fins. Des vendeurs peuvent ainsi utiliser cette aptitude pour tenter de vous faire acheter une mauvaise voiture à un prix trop élevé ! À la limite, on pourrait dire qu’avoir de l’empathie peut aider à torturer plus efficacement, en permettant au tortionnaire de comprendre ce qui fait souffrir sa victime…
La primatologie a donc des choses à enseigner aux sciences humaines ?
C’est tellement vrai que l’intérêt pour la primatologie vient aujourd’hui plus des sciences humaines – et du public – que de la biologie elle-même, qui ne jure plus désormais que par la biologie moléculaire. Cela a presque fait disparaître les disciplines qui collectaient des plantes et des animaux et les classaient ! Pour ce qui concerne l’étude de la cognition et du comportement social des animaux, la primatologie passe désormais quasiment pour une activité romantique, beaucoup moins respectée que tout ce qui touche à la génétique. Du coup, nous constatons une baisse de nos financements, qui se conjugue à la raréfaction des singes dans leurs habitats naturels, en régression partout. Heureusement pour l’avenir de notre discipline, il y a beaucoup d’intérêt pour nos résultats de la part de la psychologie, de la philosophie, de l’anthropologie et de l’économie !
Une bonne partie de l’œuvre de Frans de Waal a été traduite en français. C’est le cas de ses trois derniers ouvrages :
Primates et philosophes, éditions Le Pommier, 2008.
L’âge de l’empathie : leçons de nature pour une société plus apaisée, éditions Les Liens qui libèrent, 2010.
Le Bonobo, Dieu et nous : à la recherche de l’humanisme chez les primates, éditions Les Liens qui libèrent, 2013.